Critiques littéraires

Une archéologie du survivalisme chrétien conjuguée au temps présent

Une archéologie du survivalisme chrétien conjuguée au temps présent

D.R.

Dans son livre Shia Revival publié en 2006, le chercheur irano-américain Vali Nasr soutint que malgré l'hostilité manifeste envers leur communauté, l'islamisme sunnite influença profondément les trajectoires des chiites, que ce fût en Iran ou dans l'ensemble du Moyen-Orient.

De manière similaire, Tarek Mitri, dans son ouvrage Christians in Arab Politics : Reclaiming the Pact of Citizenship, récemment paru chez L’Orient des Livres, fait référence à l'observation de Nasr pour mettre en lumière le constat que le fondamentalisme islamique, bien qu'il suscitât la crainte et le dégoût parmi les chrétiens de la région en les replaçant au statut de dhimmis, contribua néanmoins à façonner leur destinée. Certains d'entre eux répondirent à cette marginalisation en s'engageant dans un processus d'auto-marginalisation, se laissant guider par une théologie unidirectionnelle, celle du renoncement au monde, tout en entretenant une mémoire intense de la martyrologie, notamment chez les coptes d'Égypte, cherchant désespérément un monde introuvable qui serait à l'image de leurs ancêtres sacralisés.

Cependant, Mitri admet que ces fondamentalistes demeurent une faction minoritaire au sein des communautés chrétiennes du monde arabe, tout en mettant en exergue le fait que le fondamentalisme revêt une caractéristique de modernisme pathologique plutôt que de traditionalisme ou de conservatisme. Il émet une mise en garde éloquente à l'effet que les politiques identitaires ont la tendance pernicieuse d'obscurcir la frontière entre conservatisme et fondamentalisme, faisant ainsi peser la menace d'une perte de l'acuité analytique qui distingue l'instinct conservateur de survie d'une momification identitaire en mal de temps ainsi que d'espace.

L'essai de Mitri, ancré dans une perspective culturelle basée sur une saisie de l'histoire à long terme, s'avère profondément motivant. Il propose une synthèse qui invite à une réflexion approfondie sur la situation actuelle des chrétiens de la région et les dynamiques du « survivalisme ». Il aborde avec une préoccupation aigüe non seulement la question de l'érosion démographique, mais aussi, de manière encore plus marquante, la perte de créativité et la nécessité d'une réorientation. L'auteur nous rappelle, entre autres éléments, qu'au cours des cinq siècles qui avaient suivi l'Hégire, les chrétiens demeurèrent majoritaires dans la majeure partie des terres d'islam, en particulier en Syrie et dans la vallée du Nil. Cependant, bien avant cette période, ils avaient été minorisés à la fois sur le plan sociopolitique et culturel. Ainsi, la démographie ne peut être analysée de manière isolée, car elle est intrinsèquement liée à des facteurs plus profonds qui favorisent l'éclosion et l'épanouissement, ou au contraire, qui les entravent.

Cela étant exprimé, même face à la diminution de leurs effectifs et au déclin de leur influence, la contribution chrétienne à l'évolution de la civilisation arabo-islamique conserva sa persistance tout en se parant de nuances diverses. Effectivement, les chrétiens étaient conviés à prendre part à l'édification d'une société dont la foi dominante divergeait de la leur et les excluait. Selon la perspective de Mitri, ils étaient destinés à laisser leur empreinte non seulement sur les réalisations et les œuvres de la civilisation islamique, mais également sur son esprit même.

Cette vision incite à une profonde introspection, allant au-delà de la simple lumière du passé pour poser un fondement solide à la question persistante du « Que faire ? ». C'est que non seulement les chrétiens, mais aussi l'ensemble des sociétés de la région, émergent épuisés après les tourments des deux derniers siècles.

Commençons par le XIXe siècle, une période marquée par d'importantes réformes sous l'égide des Tanzimat, ainsi que par le projet des Jeunes Ottomans qui, malheureusement, ne réussit pas à concrétiser une citoyenneté impériale commune, multiculturelle, et véritablement tolérante en matière de foi et de culte. Ce siècle vit également l'émergence d'un humanisme significatif au sein de la Nahda culturelle arabe, bien que cet humanisme fût éclipsé lors de la transition de l'arabité culturelle des Nahdiotes vers les idéologues du nationalisme arabe. Cette transition ouvrit la voie à la radicalisation des esprits ainsi qu'à une gestion très défavorable de la diversité ethnique et religieuse. Elle perpétua les injustices et les ségrégations sous prétexte d'intégration et de fusion forcée au sein d'une Umma imaginaire, de plus en plus réduite à la soumission à une junte ou à une famille présidentielle. Ainsi, tandis que le nationalisme démontra au XXe siècle une dynamique éradicatrice réussie à l'égard des minorités en Turquie, il finit par insuffler une nouvelle vigueur au tribalisme et au communautarisme dans les pays arabes qui ne réussirent jamais à surmonter complètement les conséquences de la disparition de l'Empire ottoman. De plus en plus, les chrétiens se retrouvèrent pris au piège, coincés entre l'intégrisme qui les visait et l'autoritarisme qui investissait dans leurs inquiétudes et leurs peurs.

Certains d'entre eux sortirent déçus de leur engagement envers le nationalisme arabe, tandis que d'autres, plus enclins à la réserve vis-à-vis des dynamiques d'intégration élargie et du mouvement de masse, ne réussirent pas à préserver leur survivalisme de type conservateur face à la tentation de la ghettoïsation identitaire et revivaliste.

Avec une perspicacité notable, Mitri souligne que cette période tardive de l'Empire ottoman, caractérisée par des oscillations entre espoirs, déceptions et infortunes, a engendré un affaiblissement significatif des deux millets qui servaient de pilier à l'organisation de la chrétienté sous la suzeraineté des Sultans, tout d'abord les Roums, puis les Arméniens.

Cette évolution a inexorablement conduit, de diverses manières, à une tendance qui prévaut aujourd'hui, davantage encore qu'à l'époque, centrée sur deux communautés en particulier au sein de la question des chrétiens du monde arabe : les Coptes d'Égypte en raison de leur nombre prépondérant, ainsi que les Maronites du Liban, qui, malgré tout, n'ont pas complètement perdu leur influence dans le pays créé pour répondre aux aspirations de leur Église.

Cela contraste grandement avec la situation du début du siècle dernier, lorsque les chrétiens ne représentaient pas moins de 25% de la population de la « Grande Syrie », avec une majorité de Roums. Peut-on envisager la chrétienté qui perdure dans l'Orient méditerranéen aujourd'hui en privilégiant l'axe maronito-copte au détriment des Roums, des Syriaques et des Assyriens ?

Mitri ne saurait admettre cette idée, car pour lui, l'engagement en faveur d'un pacte de citoyenneté intégrale au sein de chacune des sociétés concernées est primordial, et il n'y a point d'œcuménisme fructueux entre les différentes églises en dehors de cette perspective même. En contrepartie, devrait-on reconnaître que l'adoption d'une telle vision ne sera jamais uniforme et ne conservera pas la même fraîcheur d'une communauté chrétienne à l'autre ?

Wissam Saadé

Christians in Arab Politics. Reclaiming the Pact of Citizenship de Tarek Mitri, L’Orient des Livres, 2023, 136 p.

Tarek Mitri au festival :

Les Chrétiens en politique dans le monde arabe : réaffirmer le pacte de citoyenneté, conférence avec Tarek Mitri, Wissam Saadé, Souraya Bechealany et Antoine Courban, samedi 7 octobre à 15h30, ESA, Auditorium Fattal.

Dans son livre Shia Revival publié en 2006, le chercheur irano-américain Vali Nasr soutint que malgré l'hostilité manifeste envers leur communauté, l'islamisme sunnite influença profondément les trajectoires des chiites, que ce fût en Iran ou dans l'ensemble du Moyen-Orient.De manière similaire, Tarek Mitri, dans son ouvrage Christians in Arab Politics : Reclaiming the Pact...

commentaires (0)

Commentaires (0)

Retour en haut