À la ruche n° 12, les petites voisines de madame Zantout et de monsieur Hermann ne le savent pas encore, mais elles s’apprêtent à recevoir une visite inopinée. D’étranges créatures revêtues de plastique jaune avancent d’un pas assuré vers un mur bordé de cyprès. Bodo, Simone et Angeline viennent récolter le fruit de cinq mois de labeur. Mais, aux yeux de cette colonie d’abeilles, les trois femmes sont là pour dérober leur précieux nectar.
À peine le couvercle relevé qu’une nuée se lève pour mettre en joue les « pillardes ». Un bourdonnement intense couvre les klaxons de la circulation voisine. Bodo, la générale de la troupe, mène l’opération. Elle inspecte les cadres et retire soigneusement de la boîte ceux dont les alvéoles sont operculés, et donc gorgés de miel. D'une ruche à l’autre, Simone déplace l’enfumoir qui sent bon le cyprès, afin de calmer les abeilles. Angeline, elle, emporte les cadres un peu plus loin qu’elle recouvre d’un tissu humidifié. La manœuvre est délicate et le temps presse. « Il faut avoir terminé avant que les butineuses n'arrivent en fin d’après-midi », alerte Bodo, dont c’est la quatrième récolte cette année.
Derrière les portes en fer du cimetière protestant français de Beyrouth, où « tout pousse comme par miracle », raconte Bodo, rien ne laisse présager ce qui s’y trame. Dès l’entrée, les visiteurs de passage sont pourtant prévenus : « Ce lieu n’est pas seulement celui de la mémoire et du chagrin, il est aussi offert pour la rencontre et pour la vie. »
Suspendu dans le temps, ce « jardin » cultuel, comme les croyants l'appellent, remonte à 1867, suite à l'arrivée de missionnaires allemands, et est la propriété de l’Église protestante française depuis la signature du traité de Versailles, le 28 juin 1919. Grâce aux rénovations démarrées en 2017 et qui ont duré deux ans, le lieu s’est refait une beauté, mais elles n’ont pas complètement effacé les balafres de l’histoire, du début du mandat français jusqu’à la fin de la guerre civile, comme en témoignent certaines tombes marquées par les impacts de balles.
Le cimetière est l’un des quatre qui bordent la rue de Damas – qui servait à l’époque de démarcation entre les quartiers musulman et chrétien – avec celui des protestants libanais, des syriaques et des juifs. Des abeilles syriaques (Apis mellifera syriaca), introduites en 2020 dans ce lieu devenu au fil du temps le « cimetière évangélique des étrangers », cohabitent ainsi avec plus de 328 défunts dont les noms sont inscrits près des columbariums : en grande partie des Allemands, des Suisses et des Français, mais aussi une Malgache, un Tchadien, des Britanniques, des Américains et des Libanais.
Miel polyfloral
Depuis qu’il a fait peau neuve, ce lieu funéraire accueille des concerts, des expositions, des spectacles et des rencontres. En 2020, l’Église décide de former à l’apiculture Bodo Nirina, une paroissienne malgache, qui travaille au Liban depuis plus de 15 ans. « Nos premières récoltes ont été faites après les explosions du 4 août (2020) et nous avons dû faire analyser le miel pour s’assurer de sa consommabilité », raconte-t-elle. Depuis, la jeune quinquagénaire à l’énergie contagieuse a formé plus d’une dizaine de compatriotes, soit plus des trois quarts de la communauté protestante, dans l’optique de leur offrir une échappatoire au travail dans les maisons, mais aussi un métier alternatif une fois de retour au pays.
Quatre ans plus tard, quinze ruches ont ainsi été installées. Aux côtés d’une longue allée de cyprès s’épanouissent grenadiers, oliviers, pistachiers, citronniers, mais aussi des lauriers et, en bord de route, comme un clin d'œil, des flamboyants de Madagascar… Autant de fleurs, sans oublier « les balcons des Achrafiotes », permettant aux abeilles de récolter le pollen qu’elles emporteront avec elles dans la ruche. « C’est un miel polyfloral, un miel bio de la ville de Beyrouth, réalisé de manière entièrement artisanale », explique Bodo.
Attablée autour d’un plat à base de feuilles de manioc, de poulet et de riz, avec Angeline et Beby, la doyenne du groupe, Bodo raconte se sentir bien dans le cimetière, se remémorant les jeux avec ses frères et sœurs entre les pierres tombales de celui de Tananarive. Pas Angeline, qui vient de l’est de Madagascar, où les vivants et les morts ne se mélangent pas.
Pendant plus d’une heure, dans la touffeur d’une après-midi de juin, trois femmes, secondées par Abderrahmane, un Guinéen, vont récolter plusieurs kilos du précieux nectar. Retranchée dans une ancienne maison de gardien rénovée, et où se tient le culte tous les dimanche matin, Beby, elle, contrôle les baies vitrées et veille à ce que les abeilles n’y pénètrent pas. Abderrahmane, garant de la sécurité de ces dames, part à la chasse aux intruses qui ont réussi à se faufiler sans trop se soucier des moyens employés. Simone se désole devant ce spectacle. Puis, chacune désopercule les cadres qu’elles placent dans un extracteur manuel, que Beby, à la poigne inégalable, commence à faire tourner. On ouvre le robinet et le précieux liquide couleur or coule dans un chinois. C’est le premier miel de l’année, et il « a un goût de bonbon ».
Bonjour Caroline, je suis Élisabeth Maigre et je réside désormais à Beyrouth. Est-ce Bodo que je connais et dont nous avions parlé ensemble? Bravo pour l'article! Ce sujet m'intéresse particulièrement!
16 h 49, le 08 septembre 2023