Cinquante créateurs d’Asie, en majorité japonais, des événements centrés sur les textiles et les savoir-faire locaux, des débats sur l’avenir de la mode et le rôle potentiel de l’intelligence artificielle dans cette industrie, des délégations officielles et des remises de prix, la Rakuten Fashion Week Tokyo est un événement majeur qui fait pourtant bien moins de bruit que les semaines de la mode de Paris, Milan, Londres ou New York. Organisée par la Japan Fashion Week Organization (JFW Organization), elle se tient deux fois par an, en mars et en août. Disséminée à travers Tokyo, son édition la plus récente s’est clôturée le 14 août dernier avec une présentation des collections printemps-été 2024.
L'organisation de la Semaine de la mode japonaise a été créée en 2005 avec la coopération des fabricants de textile, des créateurs de mode et des distributeurs, tant en amont qu'en aval, dans le but de renforcer et de développer la compétitivité internationale des industries japonaises du textile et de la mode.
Toutes les audaces sont dans la rue
Si l’événement a pris de l’ampleur cette année, c’est surtout pour la vitalité croissante de la scène « off » que crée le public tokyoïte en déployant une affolante créativité vestimentaire à la sortie des défilés. Cet art unique du stylisme streetwear est à lui seul une attraction et une source d’inspiration reflétée dans les présentations officielles. À l’intérieur des lieux où celles-ci se déroulent, l’ambiance est tout aussi folle. On a décidément l’impression de se trouver à la source des tendances lancées par les grandes marques : la démesure, les superpositions improbables, les détournements de codes, les jeux de volumes, les textures, les pliages, les déstructurations… Toutes les audaces sont dans la rue, spontanément, sans souci de plaire ou de déplaire, comme une manière naturelle d’aller jusqu’au bout des techniques et de l’inspiration pour offrir au public ce qu’il désire le plus : émerger de la foule et se sentir unique.
Tout est là, en fait, dans le désordre
À la Rakuten Fashion Week Tokyo, les volumes sont montés à l’extrême avec une prédilection pour la forme boule ou bulle. Un mot qui dit tout, à une époque où plus que jamais le vêtement se doit d’être protecteur et de s’inspirer de l’habitat, la légèreté en plus. L’uniforme lui-même, dont le nom est un constant répulsif tant pour les élèves et les collégiens que pour les employés, se déforme tout en gardant ses fondamentaux. La veste, la chemise, le pantalon ou la jupe plissée et même la cravate, tout est là, mais où ? Tout est là, en fait, dans le désordre. Les cravates se font ceintures démesurées, vont se fourrer sous le vêtement du bas qui peut être un pantalon recouvert d’une jupe ou un bermuda flottant. La veste vous engloutit par son volume qui peut accueillir une autre veste par-dessous. L’allure, chaotique à première vue, est parfaitement cohérente si on plisse les paupières. Le tout est de ne pas opposer de résistance à des propositions qui finissent par faire sens eu égard au climat, à la réorganisation communautaire face aux pandémies, à la transformation des modes de vie, de consommation et autres. Le vêtement de sport demeure un pilier, entre couleurs vives, tissus techniques et souplesse, mais il est évidemment revisité, transformé en robe, doté de volumes exagérés et de manches ballon.
Coiffures exubérantes et maquillage pailleté
La fluidité des genres semble la règle, mais avec un avantage en direction des silhouettes féminines souvent inspirées des vêtements traditionnels japonais. Entre la dystopie, proposée en couleurs sombres et vêtements partiellement détruits, et la féerie racontée en palettes audacieuses, superpositions malicieuses, coiffures exubérantes et maquillage pailleté, la part belle est faite aux artisans dont le savoir-faire incomparable met en avant un opulent patrimoine de traditions textiles. Cet angle de la Rakuten Fashion Week Tokyo était particulièrement évident dans la collection commissionnée par la marque philippine Bench, en collaboration avec le Centre culturel des Philippines, autour du costume folklorique philippin Teruno. Le collectif Ternocon, formé dans ce cadre, s’est surpassé en élégance et originalité. Enfin, mise à l’honneur, la Thaïlande était notamment représentée par la marque ablankpage de Larprojpaiboon Phoovadej, finaliste du concours LVMH Dare Tokyo 2020. Autour d’un monticule de produits de supermarché, ablankpage avait organisé un carrousel de mannequins aux allures inhabituelles, à la croisée d’un trip sous acide et d’une vision postnucléaire. Dans tous ces défilés, on décèle un petit côté monstrueux qui correspondrait à cette « mauvaise » odeur organique nécessaire pour fixer les grands parfums. Le monstre est après tout, littéralement, celui qu’on montre. Il reste à espérer que les fréquents emprunts auxquels la mode est habituée, notamment auprès des jeunes pousses dont les créations sont en parfaite adéquation avec le zeidgeist, se transforment au moins en citations.