C’est un nouveau scandale de violation des droits de l’homme qui vient entacher la réputation de l’Arabie saoudite. Des éléments des forces de l’ordre ont tué au moins des centaines de migrants ou demandeurs d’asile éthiopiens qui tentaient de gagner le royaume en traversant la frontière avec le Yémen, depuis mars 2022, selon une enquête extensive de Human Rights Watch (HRW). « Les garde-frontières saoudiens ont utilisé des armes explosives et tiré sur des personnes à bout portant, y compris des femmes et des enfants, selon un schéma généralisé et systématique », note le rapport. À Riyad, une source gouvernementale a rejeté des déclarations « infondées » et ne reposant pas sur des « sources fiables », selon l’AFP. Au total, les enquêteurs de HRW ont interrogé 38 témoins, analysé 350 vidéos et photographies partagées sur les réseaux sociaux et étudié plusieurs centaines de kilomètres carrés d’images satellite.
Les récits de survivants témoignent par ailleurs de la cruauté de leurs bourreaux. Certains racontent qu’il leur a été donné de choisir le membre sur lequel les soldats allaient tirer, d’autres se sont fait abattre en reprenant la route vers le Yémen, d’autres encore ont été menacés d’exécution s’ils ne violaient pas des femmes de leur groupe. « Si ces actions ont été commises dans le cadre d’une politique du gouvernement saoudien visant à assassiner des migrants, ces meurtres seraient un crime contre l’humanité », préviennent les rapporteurs. Les houthis sont également épinglés pour des exactions contre les migrants, participant largement à ce trafic en tenant des camps de réfugiés dont ils poussent les habitants vers l’Arabie saoudite, rapporte l’organisation basée à New York.
Comment qualifier ces révélations, et quelles peuvent être les conséquences pour l’Arabie saoudite et le prince héritier Mohammad ben Salmane (dit MBS) ? L’Orient-Le Jour fait le point avec Toby Cadman, avocat international spécialisé dans les droits de l’homme. Il est le cofondateur de Guernica 37, un groupe d’avocats au sein duquel il a défendu des victimes de crimes contre l’humanité dans la guerre au Yémen.
Suite au rapport de HRW, les violations des droits humains rapportées peuvent-elles être qualifiées de crimes contre l’humanité ? Que peut-on opposer à l’Arabie saoudite ?
Pour qu’un crime comme celui-ci soit caractérisé contre l’humanité, il y a un certain nombre d’éléments à établir. Tout d’abord, vous avez une attaque contre la population civile, qui émane soit des ordres d’un État, soit du résultat d’une politique. Et vous devez établir cela sur la base de preuves. D’après ce que j’ai vu jusqu’à présent, il semble que toutes ces cases soient cochées. Mais le problème, c’est que vous ne pourrez pas intenter une action contre l’Arabie saoudite devant la Cour pénale internationale (CPI), qui n’est pas dotée de cette compétence vis-à-vis de Riyad car celui-ci n’a pas ratifié le statut de Rome (le traité qui a créé la CPI, NDLR). Donc, le seul recours relève de la compétence universelle des tribunaux, comme nous l’avons vu en Europe sur la Syrie, avec les crimes commis par le régime de Damas et le groupe État islamique. Si un suspect en particulier est arrêté, un procès peut être intenté contre lui (en octobre 2021, l’avocat a déposé plainte auprès de la police britannique contre 22 hauts responsables politiques et militaires émiratis et saoudiens impliqués dans des crimes contre l’humanité au Yémen, NDLR). C’est sur cela que réside l’espoir pour la communauté des victimes. S’il faut être réaliste face à des perspectives incertaines, nous ne devons cependant pas perdre espoir.
Les dirigeants occidentaux avaient boycotté MBS après l’assassinat de Jamal Khashoggi. Entre-temps, il a été réhabilité. Avec ces nouvelles révélations, peut-on s’attendre à ce que ces dirigeants, comme Rishi Sunak ou Joe Biden, revoient à la baisse leur partenariat ?
Comme nous l’avons vu dans le rapport de Human Rights Watch, il est très clair que l’État saoudien a commis une attaque contre les civils suivant un processus vertical, et que cela constitue un crime à titre international. Les autorités saoudiennes vont avoir des difficultés à faire passer cela pour autre chose que ce que c’est : le meurtre volontaire d’Éthiopiens non armés qui traversent la frontière entre le Yémen et l’Arabie saoudite. J’aimerais vous dire que cela va avoir des répercussions diplomatiques, mais vu l’absence de conséquences pour l’Arabie saoudite et MBS après la guerre au Yémen et le meurtre de Jamal Khashoggi, nous n’aurions sans doute rien de plus que des condamnations verbales. La difficulté est que nous dépendons tellement de l’Arabie pour le commerce et l’énergie que nous sommes tout à fait disposés à ignorer certaines de ces violations massives des droits de l’homme, alors qu’il n’existe de surcroît aucun système pour juger et désigner les responsables de ces crimes dans ce pays. Et c’est là un problème majeur. De leur côté, le Royaume-Uni, les États-Unis ou même l’UE formuleront quelques condamnations, mais ils essaieront d’avancer aussi vite qu’ils le peuvent dans leurs relations bilatérales avec le royaume.
La commission d’enquête de l’ONU sur les crimes de guerre au Yémen, qui travaillait à la fois sur les atrocités commises par les houthis et la coalition, a été fermée en 2021, sous la pression saoudienne et émiratie. Est-ce la raison pour laquelle ces crimes se sont multipliés depuis ?
Absolument. Lorsque vous supprimez le seul mécanisme existant qui consiste à enquêter sur les crimes commis dans le cadre de ce conflit, une escalade se produit. Il n’existe aucun autre organe en place pour en prendre la relève. La fin de cette mission et le vide qu’elle a laissé n’incitent donc pas à s’attaquer à ce type de criminalité, mais nous nous efforçons de poursuivre notre travail. Avec mon groupe, dès fin août 2021, nous avons demandé à la CPI d’ouvrir une enquête sur les crimes de guerre et les crimes contre l’humanité qui auraient été commis par la coalition dirigée par l’Arabie saoudite pendant la guerre au Yémen, mettant en évidence trois incidents distincts : une frappe aérienne en août 2018 qui a détruit un autobus scolaire et tué des dizaines de personnes, dont au moins 26 enfants ; une attaque de missile en octobre 2016 qui a tué au moins 110 personnes ; et des allégations de torture et de meurtre de civils détenus dans les prisons du Yémen du Sud. Moteurs de la coalition, l’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis ne sont pas signataires du statut de Rome, mais la Jordanie, le Sénégal et les Maldives, trois pays qui ont respectivement fourni des avions de combat, des troupes et un soutien diplomatique, le sont. En soutenant que la coalition est responsable de crimes, et qu’elle comprend des pays membres de la CPI, nous avons pu formuler une requête auprès de cette instance, dont l’enquête est toujours en cours.
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"Selon que vous soyez puissant ou misérable, les jugements de cour vous feront blanc ou noir". Jean de La Fontaine
ROUILLEAULT Michel
12 h 34, le 23 août 2023