« À travers 120 pièces exposées, comprenant des dessins bien sûr, mais aussi du matériel d’archives, l’idée était de replacer l’œuvre de Gibran dans son contexte socio-politique et de rompre avec l’idée qu’il n’était qu’un écrivain et poète. » Photo Daniel Terna
En fait, la réflexion autour de ce projet s’est enclenchée il y a quatre ans déjà et, au départ, n’avait rien à voir avec le centenaire du Prophète. Ce n’est que par la suite que nous avons décidé d’organiser l’exposition à cette date pour la faire coïncider avec cette occasion. En 2019 donc, je me trouvais à Beyrouth dans le cadre de recherches autour de l’œuvre d’Huguette Caland (à laquelle nous avons également consacré une exposition), et, pour ce faire, j’avais effectué une tournée des musées, dont le Nabu où une toile avait retenu mon attention. C’était un dessin de Gebran Khalil Gebran, un portrait d’une femme voilée dont le caractère étrangement contemporain et intemporel m’avait saisie.
À l’époque, j’ignorais que Gebran était aussi un artiste visuel. En ce sens, cet aspect de sa personne a été largement sous-estimé. Partant de cette toile, je me suis ensuite rendue au musée Sursock où j’ai découvert un ouvrage qui détaillait l’œuvre de Gebran et j’avais été complètement fascinée par l’aspect protéiforme de son travail, mais aussi par les multiples facettes de sa personnalité (artistique). En approfondissant mes recherches, mais aussi en découvrant des toiles et des œuvres diverses de Gebran au Telfair Museum de Savannah en Géorgie, au MET et aussi au Museo Soumaya au Mexique, il m’était devenu évident que cette exposition était parfaite pour le Drawing Center, d’autant plus que nous avons l’habitude d’exposer des artistes qui peignent, mais ne sont pas vraiment connus pour cet aspect de leur travail. Je suis très fière de pouvoir, par le biais de cet événement, montrer l’étendue du spectre de l’œuvre de Gebran Khalil Gebran.
« Évocation de Sultana Tabit », 1908, Charbon (59,5 x 38,4 cm), Gibran Khalil Gibran Museum,. Avec l'aimable autorisation du Gibran National Committee
Comment s’est faite la sélection d’œuvres présentées dans le cadre de l’exposition ?
Au cours de nos recherches, nous avons établi une base de données retraçant chacune des œuvres de Gebran Khalil Gebran, soit 600 œuvres, ainsi que des documents d’archives dont nous avons pris connaissance grâce notamment à des livres et à des visites de musées. J’ai réalisé à ce moment-là que ses toiles faisaient principalement partie de trois collections majeures qui nous ont généreusement prêté les œuvres actuellement présentées au Drawing Center : une trentaine d’œuvres du musée Gebran Khalil Gebran, une trentaine d’œuvres du Telfair Museum et environ 20 œuvres du Museo Soumaya. Nous avons également rassemblé d’autres œuvres provenant du Boston Museum, du MET, ainsi que de collections privées. À travers ces 120 pièces exposées, comprenant des dessins bien sûr, mais aussi du matériel d’archives, l’idée était de replacer l’œuvre de Gebran dans son contexte socio-politique et de rompre avec l’idée qu’il n’était qu’un écrivain et poète. Je tenais absolument à révéler le côté presque mystique de sa pensée qui s’adressait à un courant anti-autoritariste, et surtout montrer à quel point Gebran Khalil Gebran a agi comme un pionnier, voire une figure majeure, dans une première vague d’immigration qui a jeté les fondements d’une diaspora arabo-américaine. C’est de cette manière que l’on peut finalement replacer Le Prophète dans son époque et surtout dans le contexte personnel d’un artiste déraciné. « A Greater Beauty : The Drawings of Khalil Gibran » s’articule certes autour des dessins de Gebran, mais elle vise à mettre en lumière trois aspects de sa personne : l’écrivain et le poète, l’artiste, ainsi que la figure politique, culturelle et historique qu’il représente.
Une vue de l'exposition « A Greater beauty : The drawings of Khalil Gibran » au Drawing center de New York. Photo Daniel Terna
Parlez-nous du parcours de l’exposition…
Le parcours de « A Greater Beauty : The Drawings of Khalil Gebran » est composé de quatre étapes principales. Tout d'abord, sur les murs de l'entrée, une chronologie détaillant les moments importants de sa vie et de sa carrière, ainsi que quelques-uns de ses premiers dessins. La deuxième partie de l'exposition est une progression chronologique de ses œuvres entre 1910 et 1931, dévoilant les différentes phases de son parcours artistique. Cette section permet d'avoir une vue d'ensemble de son art. La troisième partie est consacrée à ses portraits, notamment ceux de Mary Haskell, Mark Twain, Carl Jung, etc., que je trouve extraordinaires, car ils sont sous-tendus par un style si particulier, direct et presque documentaire, et ils agissent comme une cartographie des diverses communautés où Gebran a évolué, entre Boston, le Liban, Paris et New York. Là aussi, quatre vitrines contenant du matériel d'archives (lettres, coupures de journaux et de magazines, etc.) se penchent sur quatre facettes de Gebran : son engagement politique, notamment pour un monde sans frontières ; sa spiritualité et sa propre conception de la religion qui brouille les limites entre les religions établies ; le rôle du langage dans son œuvre et enfin, le rôle de Mary Haskell, qui était la bienfaitrice de l'artiste libano-américain. À l'étage inférieur, une salle de lecture permet aux visiteurs de plonger dans les ouvrages de Gebran, ainsi que dans ses publications, notamment ses articles pour la revue al-Funun.
Une vue de l'exposition « A Greater beauty : The drawings of Khalil Gibran » au Drawing center de New York. Photo Daniel Terna
D’un point de vue de la curatrice d’art, qu’est-ce qui fait la particularité de l’œuvre de Gebran Khalil Gebran ?
Que ce soit dans son art ou dans son écriture, Gebran Khalil Gebran ne s’est jamais conformé à une « école ». Dans sa poésie, il a explosé les traditions de la poésie arabe, et dans ses toiles, il s’est certes inspiré du symbolisme, du préraphaélisme, mais sans pour autant se placer « dans » ces courants. Ce qui me frappe particulièrement, c’est sa manière d’explorer, à travers ses diverses formes artistiques, cet état d’entre deux qui le caractérise : entre deux nations, entre deux langues et entre plusieurs religions desquelles il a constitué ses propres croyances. De ce refus d’appartenir à un courant de pensée ou à un courant artistique, naît une tension dans toute son œuvre qui lui confère un caractère totalement moderne et qui transcende le temps et les époques.
« The Heavenly Mother », 1920, crayon sur papier vélin (56,5 x 36,8 cm). Telfair Museum of Art, Savannah, Georgia, don de Mary Haskell Minis, 21.8.1950. Photo Daniel L. Grantham, Jr., Graphic Communication
* « A Greater Beauty : The Drawings of Khalil Gibran », au Drawing Center de New-York, jusqu’au 3 septembre 2023
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Gebran Géant
Wlek Sanferlou
15 h 39, le 09 juillet 2023