Critiques littéraires Roman

La résistante à la rose

La résistante à la rose

D.R.

Traversant en voiture la Bourgogne, au petit matin, et devinant dans les lointains sur son éperon rocheux la bourgade de Vézelay, le narrateur du roman se dit qu’il faudra bien qu’un jour il s’y arrête pour visiter son extraordinaire basilique de lumière, dédiée à sainte Marie-Madeleine. S’il se résout à ce détour, qu’il pousse ensuite jusqu’au petit cimetière en contrebas. Il y découvrira, en cherchant bien, la tombe de Rosalia Scibor de Rylska, celle qui fit entrer Paul Claudel dans l’amour fou, l’incarnation de la femme fatale, devenue Yzé dans la pièce Le Partage de midi. Un vers du poète s’efface lentement sur la pierre sous une croix polonaise, à côté d’un vieux rosier : « Seule la rose est assez fragile pour exprimer l’éternité. »

La rose, c’est le graal des poètes. Mais, paradoxalement, sa beauté éminemment fragile peut faire d’elle aussi une arme de résistance. C’est pourquoi le narrateur, un journaliste, accompagné dans sa quête d’une consœur allemande du nom de Barbara, voudrait amener une énigmatique survivante des camps de la mort et ancienne résistante, devenue la représentante française de la rose dans le monde, à se confier le temps d’un article, puis d’une biographie. Ils l’ont approchée à l’occasion d’un voyage de presse à la 23e World Rose Convention, à Constantia, en Australie, et sa part de mystère, sa discrétion élégante, sa façon d’être « aussi à l’aise avec les princes qu’avec les jardiniers », les intriguent au plus haut point. Qui donc est-elle ? Quels secrets cache-t-elle ? Et quelles étranges correspondances peuvent exister entre le monde concentrationnaire et celui des roses ? « (…) Voilà un scenario insolite : de la plus grande horreur à la plus grande douceur. C’est le mot qu’elle a employé en Australie pour expliquer sa dilection pour la rose. Tragédie des camps, délicatesse des fleurs, le contraste est parfait. À un romancier, on rétorquerait que c’est trop beau, que la vie est plus subtile, plus nuancée. Qu’il faut prendre en compte l’incohérence, l’injustice. Oui, mais la vie de May est ainsi. »

May de Caux, une toute jeune fille jusqu’alors choyée par sa riche famille, a été arrêtée en juillet 1944, près de son village par les Allemands alors qu’elle transportait sur sa bicyclette un poste radio en pièces détachées destiné au maquis. En quelques heures, comme elle le dira, elle va passer « de la vie innocente d’une jeune fille de vingt ans à un véritable enfer ». Effectivement, elle est rapidement déportée dans un camp de concentration dont le seul nom suscite aujourd’hui encore l’effroi : Ravensbrück. Ici, la vie, comme dans la plupart des camps, est une terrifiante loterie. « Ce que chacune prenait, mangeait, quelqu’un en était privé. La santé, le salut des unes s’est joué sur la mort des autres. Logique infernale. Qui a choisi de condamner et d’épargner ? »

Un jour, la jeune fille aperçoit dans un jardin du camp réservé aux Allemands, où les détenues ont l’interdiction absolue d’entrer, un rosier qui garde encore une fleur. Son attraction est irrésistible. Elle sent que sa vie en dépend. Alors, au risque d’être sévèrement battue, voire pire, elle franchit le portail pour aller la cueillir, la dissimule ensuite sous sa blouse et la rapporte au block. Ses compagnes de détention sont folles de joie : « C’est un hourra général. Une boîte de conserve entourée d’un papier d’emballage, un peu d’eau, et la rose est à l’honneur sur une table. » La seule présence de cette fleur suffit à égayer leur monstrueux quotidien.

Pour May de Caux, la rose est encore davantage. Elle est une arme de survie : « À son réveil, elle la voit de son châlit et cela lui redonne de l’énergie. Elle la conservera longtemps dans son vase de métal, même après que la fleur aura perdu ses pétales un à un. » Heureusement qu’une fois la rose disparue, il lui reste une autre arme : la coquetterie, entretenue grâce à un simple bâton de rouge à lèvres, cadeau d’une autre déportée qui lui permet de maquiller son mortifère quotidien et lui sauvera la vie en lui permettant de tricher, de colorer ses pommettes que la maladie a rendu livides – elle a peut-être attrapé le typhus – et d’échapper ainsi au four crématoire.

May survivra, à la différence de certaines de ses compagnes, dont l’une s’est éteinte dans ses bras. Mais la vie après les camps n’est jamais simple. À Ravensbrück, elle n’était plus que le matricule 55 104, ce qu’elle appelle son « code d’accès à l’inhumanité́ ». « Il n’y eut plus de May entre le 10 juillet 1944 et le 24 avril 1945, mais un chiffre administratif. Juillet-avril, neuf mois : le temps de gestation d’une nouvelle femme », écrira-t-elle dans son journal. Alors quelle est la femme qui revient en 1945 ? Une nouvelle May de Caux ou le matricule 55 104 ? Certes, les roses, en particulier celle de Ravensbrück, ainsi que l’amour de son futur mari, vont l’aider à surmonter le traumatisme du camp. Mais réussira-t-elle jamais à réellement remonter à la surface ? Car, explique-t-elle, « ce sont des familles entières qui ont été touchées. Comme une déflagration atomique dont les radiations n’en finissent jamais. Des années après, elles continuent de diffuser leur poison invisible. »

La Résistance en France a accouché d’innombrables belles, rocambolesques et tragiques destinées. Pourtant, au regard de l’immense production littéraire, les romans – le cinéma n’en parlons pas – qui campent des figures héroïques ne sont pas si nombreux. Les écrivains leur préfèrent les collabos, les traîtres, les miliciens et autres soldats perdus, dont les trajectoires souvent plus ambigües, sont jugées plus romanesques. Avec La Douceur, roman aussi beau que douloureux, traversé par une énigme existentielle qui éclot délicatement telle une fleur rare, Étienne de Montety est allé à contrecourant, sur les pas d’une très grande dame dont on peut deviner qu’elle appartient à sa famille. Et grâce à elle, c’est toute la condition de ces femmes résistantes et déportées qui se dévoile.

Au hasard de quelques lignes, sans qu’il la formule ouvertement, on sent aussi percer une certaine inquiétude de l’auteur : si demain l’hydre affreuse se jetait à nouveau sur l’Europe, trouverait-on autant d’innocents prêts à affronter la torture, la mort lente des camps ou les exécutions pour lui résister. « De très  jeunes gens se sont engagés dans la Résistance, souvent avec l’assentiment de leurs parents ou de leurs professeurs. L’époque n’était pas celle d’aujourd’hui… La responsabilité, le risque, tout ça pesait peu face au patriotisme », remarque-t-il.

À la fraternité colossale et meurtrière qu’a été le nazisme, les déportées de Ravensbrück ont répondu par une autre fraternité, celle-ci humble, secrète, cachée, qui, dans les blocks immondes des camps, a vu Renée, la militante communiste et athée, Lucienne, une solide prolo, soutenir jusqu’à leurs dernières forces May, la petite chatelaine ardemment catholique. Une fraternité nécessaire pour survivre. Une fraternité aussi fragile que la rose. C’est cette fraternité-là qui a gagné et demeure. Et nous fait croire encore que l’humanité, sans cesse menacée, arrivera à survivre. Claudel a raison. C’est bien la fragilité de la rose qui exprime l’éternité.

La Douceur d’Étienne de Montety, Gallimard, 2023, 270 p.

Traversant en voiture la Bourgogne, au petit matin, et devinant dans les lointains sur son éperon rocheux la bourgade de Vézelay, le narrateur du roman se dit qu’il faudra bien qu’un jour il s’y arrête pour visiter son extraordinaire basilique de lumière, dédiée à sainte Marie-Madeleine. S’il se résout à ce détour, qu’il pousse ensuite jusqu’au petit cimetière en...

commentaires (1)

Si ce livre est écrit moitié aussi bien que l'article qui le présente ici, il vaut la peine d'être recherché et acheté. Cordialement,

CODANI Didier

13 h 01, le 09 juillet 2023

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Commentaires (1)

  • Si ce livre est écrit moitié aussi bien que l'article qui le présente ici, il vaut la peine d'être recherché et acheté. Cordialement,

    CODANI Didier

    13 h 01, le 09 juillet 2023

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