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Culture - Visites guidées

« Allô Beyrouth ? Ne t’inquiète pas, on se souvient de toi, on ne t’oubliera pas »

Avant la fin de l’exposition « Allo, Beirut? »*, quatre journalistes stagiaires à « L’Orient-Le Jour » proposent leur vision personnelle de cet accrochage.

« Allô Beyrouth ? Ne t’inquiète pas, on se souvient de toi, on ne t’oubliera pas »

Une certaine mélancolie émane des lieux meublés par un frigo vide, une table ronde en bois, une « namliyé »(sorte de réservoir d’aliments). Avec l’aimable autorisation de Delphine Darmency

Installée en septembre 2022 par la journaliste Delphine Darmency et le directeur artistique Roy Dib, l’exposition « Allo, Beirut? »* vit ses derniers jours à la Maison jaune, à Sodeco. Déployée au sein de ce lieu consacré au patrimoine de la ville et situé sur l’ancienne ligne de démarcation, elle invite à réfléchir sur le passage du temps entre l’avant-guerre et aujourd’hui, et aussi au rapport que les Libanais entretiennent avec leur capitale. Avant le grand baisser de rideau, quatre journalistes stagiaires à « L’Orient-Le Jour » racontent leur visite, chacun y apportant sa sensibilité et son histoire personnelle, qu’elle/il soit libanais comme Yara Daher, binational comme Carl Longo et Zeina Kovacs ou franco-américaine comme Irène Sulmont.

Yara Daher : « Un passé dérobé qui ne m’a jamais appartenu »

Au cœur d’une ville marquée par l’amnésie collective, l’exposition « Allo, Beirut? » se fait le cri poignant d’une mémoire en quête d’audience. À travers des œuvres d’art saisissantes et provocantes, cette exposition courageuse pousse les spectateurs à se confronter à un passé sublimé, douloureux, longtemps enfoui dans l’oubli et qui a pourtant façonné Beyrouth.

Bien que ce ne soit pas ma première visite à Beit Beyrouth, y entrer me procure toujours les mêmes frissons. Les murs perforés de balles, éraflés de graffitis de snipers qui longeaient ses murs à la recherche de leurs prochaines victimes… Vingt ans de conflits se sont inscrits dans l’ADN de cet édifice. Étant née en 2004, je n’ai rien connu de la guerre civile. J’en sais très peu : les livres d’histoire s’arrêtent au mandat français, laissant un vide béant qui a une influence profonde sur notre présent et notre avenir. Cependant, les récits de ma grand-mère évoquent souvent avec tendresse «  Abl el-Harb… » (avant la guerre), une sérénade sur l’âge d’or de Beyrouth. Cela a ainsi créé en moi une nostalgie pour un passé qui ne m’a jamais appartenu, mais qui me semble pourtant dérobé.

Chez Mario Photo, le photographe du quartier. Avec l’aimable autorisation de Delphine Darmency

Toutefois, l’exposition brise cette illusion d’un avant-guerre glorieux. En effet, ce que l’on évoque souvent comme une période idyllique au Liban n’est qu’un reflet de notre présent : une crise financière, des politiciens corrompus et une population qui fait la fête, ignorant le chaos qui l’entoure. Les archives de photos découvertes parmi les ruines de la boîte de nuit « Caves du Roy » ainsi que les réformes économiques proposées par Prosper Gay-Para que l’on peut découvrir dans la reconstitution de son bureau en sont les preuves concrètes. Cependant, au sein de cette exposition impressionnante, une simple photo confirme la cyclicité de l’histoire libanaise, calquant ses traces effacées. Il s’agit de l’image du port de Beyrouth détruit. Au premier regard, j’ai cru que cette photo avait été prise après le 4 août 2020. Mais non, à ma plus grande surprise, elle appartenait aux années soixante-dix. Dans 50 ans, les générations futures regarderont-elles également les photos du Liban d’aujourd’hui et les confondront-elles avec leur propre réalité ?

Pour éviter cela, « Allo, Beirut? » tente de raviver la conscience collective et d’ouvrir un dialogue nécessaire sur les blessures de la ville qui ne demandent qu’à être guéries.

L’exposition a monté un studio qui permet au public de se prendre en photo devant les fonds de Mario Photo. Avec l’aimable autorisation de Delphine Darmency

Zeina Kovacs : « Je n’avais pas compris l’ampleur de l’amnésie libanaise »

« Personnaliser Beyrouth. » C’est l’objectif que s’est donné Delphine Abirached Darmency en montant cette exposition. « On veut que le public communique avec Beyrouth, sans savoir ce que Beyrouth répondra », précise la journaliste. Ce travail de mémoire, on le ressent en arrivant dans la première salle de l’exposition, au rez-de-chaussée. On y retrouve une reconstitution des commerces ayant existé avant la guerre au pied de la désormais dénommée Maison jaune.

Des visages sur des négatifs. Des centaines de visages, d’hommes, de femmes et d’enfants, s’étant apprêtés pour se rendre chez Mario Photo, le photographe du quartier. Ces milliers de négatifs ont été retrouvés sur le sol de la boutique après la guerre civile, personne ne les avait touchés, comme s’il fallait des témoins à cette guerre, comme si tout le monde savait qu’il allait être si difficile de la raconter pour ceux qui l’avaient vécue. Alors, après avoir scruté les figures innocentes de ces familles, je me tourne et je constate que l’exposition a monté un studio qui permet au public de se prendre en photo devant les fonds de Photo Mario. Stupeur. « Cette exposition est-elle si peu subtile ? » pensai-je alors. Je n’avais pas encore compris. Je n’avais pas compris l’ampleur de l’amnésie libanaise qui rendait indispensable de briser la glace aujourd’hui.

Pour mémoire

« Allô, Beyrouth ? » Mais qui est Beyrouth ?

« Allo, Beirut? » fonce dans le tas et balaie plusieurs dizaines d’années d’omerta pour faire renaître la mémoire de la ville, balayée par des années de crises, durant lesquelles les photos se sont perdues et les souvenirs se sont tus. Quelques mètres après le studio, c’est le salon Ephrem qui est reconstitué. Quand on s’assoit sur les anciens fauteuils du salon de coiffure et qu’on abaisse le séchoir-casque sur notre tête, on entend des voix. Elles proviennent d’un tout petit studio d’enregistrement installé à quelques mètres et accessible à tous. Chaque visiteur de l’exposition peut alors, seul et de manière anonyme, choisir de raconter ce qu’il a vu, ce dont il se souvient.

Sur deux étages et près de 24 salles, une flopée d’artistes et de journalistes libanais ont réuni leurs forces pour créer une immersion totale. C’est à la fin de l’exposition que j’ai compris. J’ai compris pourquoi on pouvait se prendre en photo devant les fonds de Photo Mario, pourquoi tout se touche et se déplace dans cette Maison jaune. Beyrouth se réapproprie, comme un corps violenté qui doit s’exorciser pour renaître. Le Beyrouth des années soixante se touche, se câline, se cajole. Une manière de lui glisser à l’oreille : « Allô Beyrouth ? Ne t’inquiète pas, on se souvient de toi, on ne t’oubliera pas. »

Dans l’espace du salon Ephrem, quand on s’assoit sur les anciens fauteuils du salon de coiffure et qu’on abaisse le séchoir-casque sur notre tête, on entend des voix. Avec l’aimable autorisation de Delphine Darmency

Carl Longo : « Se (re)plonger dans le Beyrouth du passé ne laisse pas de marbre »

Au rez-de-chaussée, le salon Ephrem rouvre ses portes. Certains ne se rendent pas forcément compte de l’importance d’un coiffeur dans la vie sociale d’une rue ou d’un quartier. Il est un point de rendez-vous des citadins, le carrefour des mémoires et des petits tracas du quotidien. Le collectif « Allo, Beirut? » a souhaité retranscrire cette idée à travers des moyens ludiques et interactifs. Le visiteur est ainsi invité à s’installer dans l’un de ces grands sièges en cuir que l’on retrouve habituellement chez le figaro du coin. Au-dessus, un casque à séchoir. Un haut-parleur diffuse des témoignages de personnes racontant leur histoire...

Déambuler entre les âges, s’amuser à vivre à l’époque de l’Excelsior ou du Roy, voilà ce que propose par ailleurs cette exposition. Redécouvrir le tram de Beyrouth, visiter la place de l’Étoile et celle des Martyrs, renouer avec ce qui faisait de Beyrouth la destination qu’elle était autrefois. « Allo, Beirut? » propose à ses visiteurs de réarranger cette partie de la ville à leur guise. Sauront-ils proposer un meilleur aménagement que ceux des années soixante ou de l’après-guerre ?

L’installation chorégraphiée par Lily Abichahine soulève avec habileté la question de la construction et de son impact sur le patrimoine architectural et des problématiques sociétales qui en découlent. Avec l’aimable autorisation de Delphine Darmency

L’installation chorégraphiée par Lily Abichahine soulève avec habileté la question de la construction et de son impact sur le patrimoine architectural et des problématiques sociétales qui en découlent. Bien que la chorégraphie soit abstraite, le choix des matériaux est très intéressant et le mécanisme servant à les faire émerger du sable est très impressionnant. Comme le soulève l’artiste lors de ses visites guidées : « Il est très difficile de faire ce genre de mécanisme avec du sable. Je salue le travail d’Élie Dagher, de Ali Kain et de tous ceux qui ont participé au projet. » Le travail incroyable de recherche d’archives orchestré par des journalistes soucieux de la mémoire de leur belle ville est d’ailleurs à saluer. Se plonger, ou replonger pour les plus âgés, dans le Beyrouth du passé ne laisse pas de marbre. Un retour vers un passé que le gouvernement libanais essaie de nous faire oublier. Ne reste, comme seul espoir de préservation, que les efforts déployés par des particuliers impliqués et soucieux de ce qu’ils laisseront comme trace à leurs enfants et petits-enfants.

Une simple photo confirme la cyclicité de l’histoire libanaise, calquant ses traces effacées. Il s’agit de l’image du port de Beyrouth détruit. Avec l’aimable autorisation de Delphine Darmency

Irène Sulmont : « Une cuisine abandonnée, microcosme d’un pays »

À l’étage de Beit Beyrouth, une pièce de 10 m2 environ pique la curiosité. Il s’agit d’une reconstitution, frappante de réalisme, d’une cuisine comme il en existe des centaines de milliers dans les foyers libanais. « Dans cette exposition interactive, nous souhaitons travailler l’art du détail pour permettre au visiteur de s’immerger dans la vie quotidienne d’un Libanais », explique la journaliste et instigatrice du projet Delphine Darmency.

Pour mémoire

Dans la mémoire de l’Excelsior et des Caves du Roy

Une certaine mélancolie émane des lieux meublés par un frigo vide, une table ronde en bois, une namliyé (sorte de réservoir d’aliments). De l’huile d’olive, une rakwé, un sachet de spaghettis éventré et du marc de café traînent ici et là. La cuisine offre néanmoins toute une panoplie d’outils et d’ustensiles culinaires, et même une gazinière, prêts à l’emploi. Inconsciemment, on peut comparer cette cuisine de quelques mètres carrés à l’ensemble du territoire libanais. Au même titre que le pays quitté en masse par ses habitants, l’espace donne l’impression d’avoir été abandonné rapidement. Mais l’on sent toutefois qu’il attend impatiemment de la visite. Ou le retour de ceux qui l’ont déserté à la hâte, probablement fatigués par les crises (économiques et politiques) qui le frappent depuis 2019.

Dans cette cuisine typiquement libanaise, le temps s’est subitement arrêté à l’heure du café. Avec l’aimable autorisation de Delphine Darmency

Une horloge accrochée au mur indique l’heure figée sur le chiffre 18h07. Il s’agit de l’instant tragique de l’explosion du port de Beyrouth en août 2020. « Nous voulions que le visiteur puisse s’interroger quant aux vagues d’expatriations auxquelles est confronté le pays. C’est intéressant de voir la rupture entre le passé et aujourd’hui », ajoute Delphine Darmency. Une rupture notable dans un endroit empreint d’une histoire cruellement contemporaine. Cette cuisine semble être un lieu qui abritait autrefois la joie. Houmous, moghrabiyé, cafés blancs… Amis, famille, collègues se retrouvaient sans nul doute dans les années 1960 pour profiter et cuisiner des plats traditionnels libanais. En tant qu’étrangère au pays, j’imagine l’odeur du zaatar ou du café qui respirent la convivialité, mais aussi des effluves de yakhné (« ragoûts ») plus traditionnels à partager autour de la table en bois. La pièce devait respirer l’hospitalité et l’art de vivre à la libanaise.

L’installation chorégraphiée par Lily Abichahine dans le cadre de l’exposition « Allo, Beirut? » à la Maison jaune à Sodeco. Avec l’aimable autorisation de Delphine Darmency

Aujourd’hui, la réalité est tout autre ; en raison de la crise économique grave et prolongée, rares sont les Libanais issus de la classe moyenne qui arrivent à joindre les deux bouts. Chez une partie de la population, les frigos sont vides. Chez d’autres, les repas familiaux et conviviaux sont réduits à peau de chagrin, à la suite de l’émigration massive. Mais persiste, heureusement, l’espoir d’une vie plus douce...

*À moins d’une prolongation de dernière minute, l’exposition « Allo, Beirut? » se termine le dimanche 2 juillet.

Installée en septembre 2022 par la journaliste Delphine Darmency et le directeur artistique Roy Dib, l’exposition « Allo, Beirut? »* vit ses derniers jours à la Maison jaune, à Sodeco. Déployée au sein de ce lieu consacré au patrimoine de la ville et situé sur l’ancienne ligne de démarcation, elle invite à réfléchir sur le passage du temps entre l’avant-guerre et aujourd’hui,...

commentaires (4)

Oui tout à fait , pensez à la diaspora qui aimerait tant en profiter en été ????!

Reymond Rima

19 h 34, le 28 juin 2023

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Commentaires (4)

  • Oui tout à fait , pensez à la diaspora qui aimerait tant en profiter en été ????!

    Reymond Rima

    19 h 34, le 28 juin 2023

  • Oui tout à fait ! Pensez à la diaspora ??…

    Reymond Rima

    19 h 31, le 28 juin 2023

  • Une prolongation s’impose! C’est une expo multi-couches qu’il faut voir et revoir! Laissez la encore un mois ou 2 pour les visiteurs de l’été qui sont a la recherche de mémoires sur Beyrouth qu’on ne trouve dans aucun livre!

    Soula saad

    12 h 27, le 28 juin 2023

  • Bravo à Delphine Darmency et à Roy Dib pour cette initiative qui nécessite beaucoup de pugnacité. Rassembler des éléments pour témoigner d'un Beyrouth à jamais disparu est aussi important que la mémoire ressuscitée par les colonnes de Baalbeck.

    ASSAF Milka

    11 h 09, le 28 juin 2023

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