Critiques littéraires Récit

Nada Moghaizel : le parler mimosa

Nada Moghaizel : le parler mimosa

D.R.

Hors texte, dans la marge parfois délimitée en rouge sur le territoire quadrillé des pages, frontière interdite aux écoliers, Nada Moghaizel prend le lecteur par la main. « On chuchote, dans la marge, on ose des pas de côté, des liens improbables. » La marge est le lieu heureux où l’écrivaine engage des conversations silencieuses avec les livres, le monde et ceux qui veulent bien l’entendre. Petite revanche de l’adulte, devenue professeure et doyenne honoraire en sciences de l’éducation, offerte à l’enfant qu’elle fut, souvent « retenue » pour rectifier sa propension à étaler son écriture au-delà de la limite réservée au maître. Ceux qui lisent avec un crayon le savent, la marge est cet espace magique où l’on s’approprie le texte où l’on marque ce qui fait écho en soi, où l’on interroge sans attendre de réponse. Mais la marge est aussi la part d’ombre où l’on cultive sa différence et s’autorise, comme elle le dit joliment, à « penser contre ce qui semble indiscutable ». Loin des observations en rouge ou vert dont elles sont constellées dans les cahiers des apprenants, les marges de Nada Moghaizel aspirent au parler mimosa : « Le mimosa parle en jaune velouté, comme le soleil », écrit-elle. Cette langue feutrée, bienveillante, chante en vous tout au long de ce recueil de textes en apparence épars mais qui ressortent d’une même tribu : « Écrits dans la marge ».

Comme le veut la règle de ce jeu de hasard, des citations relevées dans d’autres marges viennent irriguer les contemplations des marges devenues textes bruts (plain text), ici livrées à notre lecture. Un vagabondage paisible trace son itinéraire d’une réflexion à l’autre. Et le lecteur se retrouve soi-même, crayon à la main, annotant les marges de ces marges où d’autres marges se mêlent. L’éducatrice en l’écrivaine montre des manières d’apprendre et de déchiffrer le monde. Les langues, par exemple, qui deviennent des points de vue, avec leurs manières particulières d’appréhender les genres et le temps. Des personnages apparaissent en ombres chinoises, déposent leurs sagesses et passent leur chemin : une marraine « qui inventait des réponses nouvelles avec des textes très anciens », un médecin de campagne qui guérissait les maux du corps avec des chefs-d’œuvre de la musique ou de la littérature. On s’arrêtera longtemps sur les « phrases lentes et souveraines » d’un texte sur la poésie où l’auteur donne à observer, in vivo et par l’exemple, le fonctionnement du cerveau quand il est augmenté par l’intelligence de l’autre et comment chaque notion qui s’y dépose s’accroche à une autre pour développer un savoir : « Nos intelligences se fécondent. » Où l’auteure s’incline devant la poésie, ce « silence qui parle », une phrase d’Eugène Guillevic. Encore le souverain « parler mimosa ».

Peu connaissent cette inscription sur une stèle funéraire du IIe siècle qu’on peut voir au musée de Beyrouth : « Courage nul n’est immortel. » Nada Moghaizel la pile comme un pigment dans un très beau passage sur le deuil, la maladie mentale et la souffrance. L’épigraphe, une citation de Romain Gary, prend alors tout son sens : « Mais tout ce livre est l’histoire de gens qui ne savent pas désespérer. »

Désespérer ? L’explosion du 4 août 2020, l’effondrement économique, les deuils, l’environnement qui se défraîchit imperceptiblement, les vestiges oubliés de la thawra, les enfants qui partent. La vie malgré tout.

La fille de Laure et Joseph Moghaizel invite sur ses chemins de traverse ces parents d’exception, activistes droit-de-l’hommistes souvent identifiés comme les Badinter libanais. Leur couple tout de grâce, de tendresse et de courtoisie. Leur héritage intellectuel, ferme et bienveillant. « Avoir été aimé indique le chemin et oblige », écrit-elle. « Fais comme moi », souffle le père dans un rêve. La mère, ses enveloppes pour l’économie domestique, et puis ses achats extravagants : « En s’autorisant, elle m’a autorisée. »

L’amour est aussi héritage et transmission. De nouveaux petits personnages se faufilent dans les marges des derniers chapitres. Et c’est une grand-mère attendrie qui les raconte en attendant de les citer.

Écrits dans la marge de Nada Moghaizel, Éditions Antoine, 2023, 204 p.

Hors texte, dans la marge parfois délimitée en rouge sur le territoire quadrillé des pages, frontière interdite aux écoliers, Nada Moghaizel prend le lecteur par la main. « On chuchote, dans la marge, on ose des pas de côté, des liens improbables. » La marge est le lieu heureux où l’écrivaine engage des conversations silencieuses avec les livres, le monde et ceux qui veulent bien...
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