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Michel Cassir sculpte sa liberté grâce à la poésie

Michel Cassir sculpte sa liberté grâce à la poésie

D.R.

Michel Cassir est un poète devenu chimiste, à moins que ce ne soit l’inverse. Scientifique et écrivain, éditeur et traducteur, il vit plusieurs vies qui se complètent et se nourrissent. Il affirme d’ailleurs que la poésie lui a servi en science, à travers la confiance accordée à l’intuition par exemple, si essentielle dans la recherche. Mais qu’en retour, la science lui a permis de ne pas devenir fou, de savoir doser. Il vient d’organiser plusieurs rencontres poétiques à Paris pour fêter les vingt-deux ans de la collection de poésie « Levée d’ancre », qu’il dirige aux côtés de ses compagnons de route, Gérard Augustin puis Christian Cavaillé, collection qui permet de voyager dans les langues, les imaginaires et les voix du monde. Nous avons évoqué avec lui quelques moments-clés de son parcours poétique, et nous l’avons écouté avec émotion dire l’ampleur de ce que la poésie a apporté à sa vie. Il désire aujourd’hui célébrer ce cadeau qu’elle lui fait, et rendre au Liban la force et l’impulsion poétique qui viennent de ce pays, malgré les tragédies qu’il traverse.

Vous avez mené deux vies parallèles, celle de chimiste, chercheur et enseignant et celle de poète et directeur de collection. Y a-t-il eu des arbitrages difficiles entre ces deux vies, des hésitations, des nécessités matérielles qui ont pesé dans vos choix, ou souhaitiez-vous mener ces deux vies de front ?

Je dirais que chacune de ces deux vies correspond à une dimension de ma personnalité, que les deux m’ont véritablement passionné. Mais de conflit entre elles, non, parce que ma rencontre avec la poésie est bien antérieure à mes engagements dans la recherche et l’enseignement de la chimie. Je suis né à Alexandrie, j’ai vécu à Port-Saïd et j’allais d’Afrique en Asie tous les jours pour me rendre à l’école à Port-Fouad. Donc je traversais cette frontière entre deux continents deux fois par jour et c’est, je crois, une expérience singulière et qui a eu son importance. Je suis arrivé au Liban vers l’âge de 10 ans. J’étais habité par la lenteur propre à l’Égypte et par tout ce que ce peuple égyptien, porteur de sagesse et d’une histoire si ancienne, m’avait transmis. L’agitation, le dynamisme, la plongée dans la modernité libanaise, étaient déstabilisants et la poésie a été ma bouée de secours. Elle me permettait d’être au monde malgré tous ces changements, de trouver ma place, d’aller à la rencontre de moi-même, d’avoir un lieu intérieur qui m’était propre. La poésie a ainsi été le premier bégaiement de ma personnalité. J’avalais beaucoup de livres. Mes parents avaient acheté des collections entières de livres reliés et j’ai pu avoir accès à tout Victor Hugo, à tous les écrivains russes, et découvrir aussi quelques poètes majeurs, dont Schéhadé et les surréalistes.

Le surréalisme a joué un rôle important dans votre parcours intellectuel et dans l’affirmation de votre vocation poétique.

Oui, ça a été la grande rencontre de ma vie. Le surréalisme m’a séduit parce qu’il contenait tout à la fois : le rêve et l’action. Je dirais qu’à un moment où j’étais encore très jeune et où l’aventure paraissait impossible, le surréalisme proposait au moins une aventure de l’esprit. Autour de ce courant existait une atmosphère d’ébullition fertile. J’ai également découvert des poètes latino-américains et français. Cette atmosphère créative existait aussi au Liban avec la revue Chiir, Youssef El Khal, Adonis… Étant francophone, j’étais fasciné par l’arabe que je ne possédais pas bien. C’était comme une fascination manquante. Avec Antoine Boulad, on essayait d’être un pont entre les arabophones et les francophones qui étaient très divisés. La rencontre avec Adonis a beaucoup compté elle aussi et avec lui, l’amitié a perduré très longtemps et perdure encore. Mais ont aussi compté Salah Stétié, Vénus Khoury-Ghata, Etel Adnan… À la mort de Neruda, on a organisé avec Antoine Boulad une marche d’hommage, en collaboration avec l’Union des Écrivains Libanais. Tout ça pour vous dire que la poésie faisait intimement partie de ma vie et de mon engagement, alors que je n’avais pas vingt ans.

Le surréalisme continue sans doute à compter beaucoup pour vous puisque vous avez publié en 2020 un recueil intitulé Pas tout à fait la nef des fous qui correspond à un cadavre exquis, et que vous pratiquez l’écriture à plusieurs mains, autant de jeux éminemment surréalistes.

Oui, pour le recueil, il s’agit d’un cadavre exquis auquel ont participé douze poètes. Alors vous soulignez les jeux, mais il y a aussi chez les surréalistes une exigence intellectuelle assez forte dans laquelle je me retrouve volontiers. Aujourd’hui, je ne me considère pas comme surréaliste, je suis ce que je suis sans appartenance à une chapelle ou un courant, mais je continue d’apprécier ce mouvement et ce qu’il représente et je me sens assez proche de Breton lorsqu’il affirme que « la poésie sera convulsive ou ne sera pas ». La convulsion est à comprendre comme le point d’orgue de l’émotion, comme une émotion transcendante. Et puis le surréalisme est très lié à la guerre, à l’entre-deux-guerres, il a libéré beaucoup d’arts (la sculpture, la peinture, la littérature, la photographie), il a épousé les tournants importants dans différents domaines artistiques.

D’où vous est venue l’envie d’écrire à plusieurs et à quoi cela correspondait-il ?

C’était pendant le confinement. Nous avons, comme beaucoup, poursuivi les rencontres par Zoom, mais au bout d’un moment c’était frustrant et fatigant. Fatigant de raconter des choses sur soi. Mon désir était de laisser sourdre ce qui se passait à l’intérieur de façon plus libre, de sortir de quelque chose de construit par l’esprit, par la logique. L’idée était de provoquer un certain nombre de poètes et de les faire écrire à la manière d’un cadavre exquis. On a ainsi fait trois tours complets et je crois qu’on est parvenu à atteindre le fond de l’âme de chacun, à trouver des convergences, des cohérences, un chant commun. C’est intéressant d’arriver à ce résultat parce que nous sommes à une période de l’histoire où on favorise très fortement l’égo en même temps qu’on le jette. Il fallait, au-delà de ça, se frotter à d’autres univers qui ne sont pas les nôtres, laisser se libérer un certain flux de pensée, sonder sa propre vérité. Sonder ses tréfonds et les confronter aux autres.

Avec Antoine Boulad, votre complice de longue date, vous avez aussi pratiqué l’écriture à quatre mains, dans Les Distances magnétiques par exemple.

Alors on avait déjà pratiqué ça à vingt ans. On y est revenu bien des années plus tard, ce qui était aussi une façon de se retourner sur notre jeunesse, une sorte de psychanalyse. Écrire à deux est à la fois plus facile qu’à plusieurs et plus difficile parce qu’il y a une exigence forte de cohérence. Je me souviens que nous avons démarré ce projet alors que se déroulait la guerre en Irak et je dois dire que des pages d’histoire très percutantes sont nées. Ce qui était la preuve que notre amitié savait encore voler. Nous nous voyons finalement peu parce que nous habitons des pays différents mais nous sommes vraiment très liés. J’ai eu une autre complicité, de nature différente mais très forte également, avec Gérard Augustin avec qui j’ai lancé et dirigé la collection « Levée d’Ancre » à partir de 2001. Gérard Augustin est un très grand poète, un remarquable traducteur dans plusieurs langues, un homme d’une vaste culture et d’une immense honnêteté intellectuelle. Il était chez Flammarion à l’époque où nous nous sommes connus, mais il n’était pas très heureux de la façon dont les choses se passaient et nous nous sommes embarqués ensemble dans une aventure qui s’est prolongée jusqu’à sa mort, sans ombres ni désaccords d’aucune sorte. Notre entente était miraculeuse, nous étions très différents et nous nous complétions. Il était à fond dans la prose poétique, il connaissait des poètes de plusieurs pays qu’il m’a fait connaître en les traduisant, on s’est fait découvrir des dizaines de textes et de poètes. Sa quête poétique était d’une grande exigence. Après le décès de Gérard, j’ai poursuivi l’aventure avec Christian Cavaillé.

Vous publiez des recueils où se côtoient des poèmes très courts et de longs textes en prose dans une langue poétique. Y a-t-il une ligne de partage claire entre les genres littéraires ? À quel moment quitte-t-on la poésie pour entrer dans le roman par exemple, dont les formes se sont beaucoup diversifiées ? Et la question vous paraît-elle pertinente ?

La question est névralgique et même centrale. Pour y répondre, j’ai envie de me référer au roman de Pierre-Jean Jouve Paulina 1880. Ce roman est construit sous forme de courts fragments lyriques qui suivent le rythme d’un songe et où alternent les élans confondus du désir et de la prière. Il avance par une succession de tableaux qui ne sont pas sans évoquer la littérature du Moyen Âge. Pour moi, ce texte est un des sommets de la poésie. On peut aussi citer Lautréamont qui n’écrit qu’en prose mais qu’on peut considérer comme un des fondateurs de la poésie moderne. Il est au moins aussi important que Rimbaud. Donc la prose peut donner une liberté, un flux, une musicalité très différente. Ce qui pour moi définit la poésie, c’est que le roman par exemple est construit selon une certaine logique et son développement aboutit à une conclusion sinon à une fin. Alors qu’avec la poésie, la porte reste ouverte et laisse le lecteur dans une sorte de mystère. Pour ma part, je veux écrire comme je le sens, de courts poèmes par moments, de la prose poétique à d’autres, jouer avec la ponctuation si tel est le mouvement du poème… La poésie me permet cela, de sculpter ma liberté. En France, il y a une pression normative assez forte en ce moment, il faut écrire comme-ci et pas comme ça, il faut appartenir à tel courant ou école, mais moi je veux rester libre.

Parlons donc de l’aventure de la collection « Levée d’Ancre » qui vient de fêter ses 22 ans d’existence au cours de plusieurs soirées poétiques qui ont attiré un très nombreux public.

Oui, le public a répondu présent, les salles étaient combles à chaque rencontre, ce qui nous a rempli de joie. Cette collection se caractérise par une très grande ouverture allant de la poésie française contemporaine à celle du monde entier. 154 livres publiés de 24 pays, 13 langues grâce à un effort immense de traduction, de nombreuses anthologies (Chine, Grèce, Roumanie, Turquie, Écosse), et des ouvrages collectifs autour de thématiques précises (la méditerranée, les jeunes poètes, les cadavres exquis…) qui ont exigé des heures et des heures de travail. Malgré ce déploiement, j’aurais envie de dire qu’une de nos vertus a été de savoir ralentir le rythme, de ne pas se laisser emballer par le tempo infernal qui nous entoure, de ralentir tout en embrassant et accompagnant la vague. Aucun poète de « Levée d’Ancre » n’embarque comme un voyageur anonyme. En cela, nous avons cherché la difficulté ; nous souhaitions rencontrer réellement les poètes, pour « valider » leur engagement et leur authenticité. Le véritable point de départ de chaque recueil tient de l’exigence du langage et de la liberté poétique. Nous avons recherché avec chaque nouvel arrivant dans la collection l’authenticité de la voix et l’originalité de l’écriture. Chaque livre publié devait apporter un nouveau son de cloche.

Le Moyen-Orient et le Liban sont-ils bien représentés dans la collection ?

Oui, nous avons publié des poètes égyptiens, tunisiens ou marocains, dont Tahar Ben Jelloun dès 1975 alors qu’il était peu connu… Le Liban a été présent très tôt avec Etel Adnan par exemple, dont nous avons publié L’Apocalypse arabe. Mais nous avons également publié Antoine Boulad, Hoda Adib, Fady Noun, et Mohammed Nassereddine qui est moins connu et dont le recueil Un long malentendu et d’autres poèmes a été merveilleusement traduit par Antoine Jockey. Ritta Baddoura a été publiée dans une anthologie de jeunes poètes. Comme vous voyez, nous publions des auteurs francophones et arabophones. J’ai d’ailleurs en projet une anthologie de la poésie libanaise qui mélangerait arabophones et francophones, grandes voix telles que Salah Stétié, Adonis, Vénus Khoury-Ghata et Ounsi el-Hage et des auteurs jeunes et peu connus. La vitalité que le Liban a perdue dans les domaines politique et économique existe toujours dans les domaines où l’imagination est en jeu : dans la littérature, les arts graphiques, la musique mais aussi l’invention scientifique… Il y a de très belles voix au Liban et j’ai envie de les porter haut et loin. De les faire résonner. De rendre au Liban cette force, cette impulsion poétique qui nous vient de ce pays.

Pour finir, j’ai envie de vous demander ce que ça vous a apporté de diriger une collection. Est-ce que ça a modifié votre façon de travailler, vous a enrichi ?

J’avoue que je ne me suis jamais posé la question. Une fois l’aventure lancée, on la poursuit le plus loin qu’on peut. Je dirais néanmoins, que ça m’a apporté de voyager dans la poésie mondiale que je n’aurais certainement pas connue de cette manière si je n’avais pas dirigé la collection. L’idée de voyage était inscrite dans le nom même de la collection qui se réfère au fait de lever l’ancre, au départ du bateau. J’ai découvert des œuvres de très près, de façon presque intime. J’en ai acquis un sens plus ample de ce qu’est la liberté poétique, de ce qu’est le travail de sculpture de la langue. Et puis, ça a été l’occasion de très belles rencontres. Telle est l’ampleur de ce que m’a apporté la poésie dans ma vie. La poésie m’a aidé à vivre et je veux célébrer ce cadeau qu’elle m’a fait.


Lame de Michel Cassir, L’Harmattan/Levée d’Ancre, 2020, 82p.

Manifeste oblique : ne danser que l’inconnu de Michel Cassir, L’Harmattan/Levée d’Ancre, 2018, 106p.

Michel Cassir est un poète devenu chimiste, à moins que ce ne soit l’inverse. Scientifique et écrivain, éditeur et traducteur, il vit plusieurs vies qui se complètent et se nourrissent. Il affirme d’ailleurs que la poésie lui a servi en science, à travers la confiance accordée à l’intuition par exemple, si essentielle dans la recherche. Mais qu’en retour, la science lui a permis...

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