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Revisiter les Safavides, l’âge d’or de l’Iran

Revisiter les Safavides, l’âge d’or de l’Iran

© Freer Gallery of Art, Washington DC

Lors de sa première visite en Perse safavide en 1602, le moine portugais Antonio de Gouveia (1575-1628) a relaté une anecdote largement diffusée en Iran à cette époque. Selon cette histoire, lors d’une bataille, le shah Abbas avait rassemblé des cerfs et des gazelles dans un même enclos. Au lieu de les tuer, il les avait marqués de sa propre marque et les avait relâchés indemnes. S’ils acceptaient la marque royale, ils resteraient en vie et à leur place. Cette manière de recommander la loyauté envers la couronne comme seule garantie de la survie reflète le moment où le shah pouvait décider de la mise à mort de ses plus proches fils et secrétaires dès le moindre soupçon.

Cette anecdote est rapportée par l’envoyé portugais à la cour du shah Abbas, un siècle après l’avènement de la dynastie. Elle évoque plutôt une période où le shah avait réussi à imposer relativement son idéal d’absolutisme, fondé sur une structure pyramidale et une centralisation, soutenue par une aristocratie de mérite et de loyauté envers le chef de la dynastie. Elle reflète également un certain effort pour diffuser cette image d’un shah intransigeant mais juste parmi les sujets.

Le shah Abbas, cinquième de la dynastie parmi neuf, devait pour cela réussir à dompter les chefs des clans de Turkomènes Qizilbash, qui étaient auparavant cruciaux dans l’établissement de la dynastie et dans l’affirmation de son choix de conversion au chiisme duodécimain au début du XVIe siècle, avec son fondateur Ismaïl Ier. Mais ces chefs tribaux croyaient que la couronne avait continuellement des dettes à leur rendre. Ils se distinguaient par un chiisme plus lyrique que jurisprudentiel, par une glorification du fondateur Ismaïl, par une méfiance envers les éléments ethniques différents au sein de l’administration, surtout les Tadjiks et les Circassiens, et une insubordination qui se faufilait derrière leur dévotion mystique ainsi que des guerres de clans incessantes entre eux.

L’anecdote portugaise est reprise dans le livre que Yves Bomati vient de publier sur la Perse des Safavides. Elle a le mérite de refléter le moment de zénith de la dynastie, après un siècle de vicissitudes et d’atermoiements. Au temps de son fondateur Ismaïl Ier, la dynastie émergea d’une confrérie soufie pour se convertir au chiisme. Dans ce premier temps, le shah lui-même était pris pour un miroir de la parousie de l’imam caché, et la passion pour lui enflammait les Turkmènes de l’Anatolie. Mais la défaite infligée aux premiers des Safavides par le sultan ottoman Selim Ier dans la bataille de Çaldıran en 1514 devait imposer une autre voie.

En effet, les shahs ont été dans l’incapacité de développer une théologie politique qui leur permettait de revendiquer le rôle de dépositaires de l’aura de l’imam. Pour pallier cette lacune, ils se sont tournés vers les oulémas pour la religion et le droit, et vers les Qizilbashs pour les affaires de l’État et de la guerre.

Parallèlement, la défaite de 1514 a mis fin aux prétentions messianiques du shah, mais a renforcé le processus de conversion de l’Iran au chiisme. Une martyrologie safavide a été ajoutée à la martyrologie imamite traditionnelle.

Cependant, tant que la dynastie ne pouvait pas affronter les Qizilbashs, elle avait du mal à dépasser le cadre d’une confédération de tribus et à aspirer à un empire. Comme le souligne Bomati, dès le début, les Safavides cherchaient à renouer avec la tradition de la cour timouride en Asie centrale, tout en cultivant une nostalgie restauratrice de la grandeur de l’Empire perse de l’Antiquité, ravivée à travers les péripéties de l’Épopée de la Shahnameh.

Malgré quelques erreurs mineures dans son livre, Bomati réussit à naviguer avec aisance entre les périodes de guerre et de paix, les sagas de cour et la conjoncture géopolitique de l’époque, tout en dressant un bilan exhaustif de cette période charnière de l’histoire de l’Iran. La dynastie a oscillé entre des périodes d’avancées, où elle régnait de l’Euphrate à l’Amou-Daria, et des temps de dévastation de ce qui est aujourd’hui l’Iran, causés par les Ottomans et les Ouzbeks. Le choix de Tahmasp Ier, deuxième shah de la dynastie, d’apporter son soutien au retour des Moghols en Inde et d’établir de bonnes relations avec cet autre empire, a grandement contribué à sortir l’Iran de son « encerclement sunnite ».

Bomati décrit l’ère des Safavides comme étant un âge d’or pour l’Iran, mais dans son livre, il met surtout en avant l’âge d’or de Abbas le Grand. Ce dernier a réussi à s’opposer aux Qizilbashs en mobilisant des régiments de Ghulams originaires d’Arménie ou de Géorgie, qui ont pu porter le « taj-e haydari », autrefois réservé aux seuls chefs turcomans. Grâce à cette stratégie, Abbas a progressivement réussi à inverser la situation vis-à-vis des Ottomans. En transférant la capitale de Qazvin à Ispahan, il a inauguré un vaste élan de mécénat. La nouvelle capitale était censée incarner l’idéal de synthèse entre le régalien, le commercial et l’habitat, tout en intégrant la rivière et les jardins dans la cité. Comme le souligne l’auteur, la beauté de la nouvelle capitale était presque avant-gardiste, bien qu’inspirée des anciens Sassanides, et elle se présentait désormais comme le « nesf-è-djahan », la moitié du monde, le reflet du paradis qui serait l’autre moitié du monde.

Bomati nous présente Abbas comme un chiite fervent qui était un grand amateur de vin et qui buvait presque à toute heure. Il avait une préférence pour le vin de Shiraz et de Géorgie. Sa frénésie du luxe et sa bisexualité débridée coexistaient avec une ferveur religieuse quoique capricieuse. Une anecdote révélatrice est que, en 1593, il abandonna le trône à un derviche nuqtavi après une prédiction annonçant la fin de son régime. Cependant, trois jours plus tard, il comprit qu’il avait été dupé et reprit le pouvoir, faisant pendre l’imprudent derviche.

L’ère de Abbas est également marquée par la floraison de la pensée, notamment grâce à la présence de cheikh Bahaï, un polymathe originaire du Jabal Amil, que Bomati compare à un « Léonard de Vinci persan ». Cependant, l’auteur reconnaît que contrairement aux Moghols et aux Ottomans de la même époque, la poésie persane n’a pas connu un succès équivalent en Iran safavide, ce qui souligne une fois de plus les différences entre les splendeurs de l’âge « persianate » (terme créé par Marshall Hodgson) qui s’étendait de Constantinople à Agra.


L’Âge d’or de la Perse d’Yves Bomati, Perrin, 2023, 474 p.

Lors de sa première visite en Perse safavide en 1602, le moine portugais Antonio de Gouveia (1575-1628) a relaté une anecdote largement diffusée en Iran à cette époque. Selon cette histoire, lors d’une bataille, le shah Abbas avait rassemblé des cerfs et des gazelles dans un même enclos. Au lieu de les tuer, il les avait marqués de sa propre marque et les avait relâchés indemnes....

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