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Levantins en transit

Levantins en transit

Le colporteur Ferris S. Skaff vendant des remèdes aux agriculteurs du Dakota du Nord, ca 1910. Faris and Yamna Naff Arab American Collection. © Smithsonian. National Museum of American History, Archives Center.

Dans son très bel ouvrage, riche d’une impressionnante documentation et agrémenté de nombreuses photos rares, Céline Regnard – qui est maîtresse de conférences et chercheuse en histoire contemporaine à l’Université Aix-Marseille et à la Maison méditerranéenne des sciences de l’homme qu’elle co-dirige – s’intéresse aux migrations en mettant l’accent sur le temps et les lieux de transit des migrants « syriens » ou « levantins », des années 1880 à la première guerre mondiale. Elle fait donc un choix éminemment original en travaillant sur cet entre-deux de l’expérience migratoire et outre les migrants eux-mêmes, elle nous donne à voir une multitude d’acteurs et d’actrices qui gravitent autour d’eux, dans les villes-ports concernées, soit Beyrouth, Marseille, le Havre et New-York : logeurs, passeurs, pisteurs, bateliers mais aussi médecins et policiers. Car cette étape du transit constitue le premier moment de contact entre ces migrants, souvent encore habillés à l’orientale et parlant avec peine ou pas du tout les langues étrangères, et les populations occidentales. Et elle va provoquer chez les uns comme chez les autres la production de représentations de l’autre et une relecture de l’image de soi.

Le livre ambitionne de se placer à hauteur des expériences singulières des hommes et des femmes dont Regnard restitue le parcours et d’incarner leur point de vue et leur histoire de vie. Il démarre ainsi avec un fait divers, celui de « la malle sanglante » où l’on découvre qu’un certain César Tasso, arrivé à Marseille à la fin des années 1890, originaire d’une famille orthodoxe relativement aisée et parti de Beyrouth pour rejoindre les Amériques, s’est en réalité établi à Marseille où il est devenu pisteur, c’est-à-dire porteur de bagages, intermédiaire pour les agences maritimes, rabatteur pour les hôtels. Tasso au fil des ans est devenu « entrepreneur d’émigration », s’est marié et a engagé à son tour ses propres rabatteurs. Mais il va commettre un crime sordide sur une libanaise de 60 ans, qui fait des aller-retours entre l’Amérique latine où elle s’est établie et le Liban où est restée une partie de sa famille. Elle fait donc escale à Marseille où a lieu la funeste rencontre avec Tasso qui, après des pertes au jeu, vole la dame et finit par l’étrangler. Regnard s’empare de cette affaire parce que le dossier de procédure, grâce aux enquêtes de police et de justice, dresse le tableau de ce « monde du transit migratoire dans toute sa complexité et sa noirceur », « monde d’intermédiaires et de pisteurs, arnaqueurs ou profiteurs. Leur connivence avec les hôteliers et agences d’émigration. La présence de compatriotes exploitant ce passage. » À l’instar de ce premier chapitre, son ouvrage peut ainsi se lire comme un recueil de nouvelles racontant des destins singuliers, souvent chaotiques. Elle citera à ce propos Amin Rihani qui met en scène deux Syriens dans son roman The Book of Khalid et fait dire à l’un d’eux : « Le voyage pour l’Amérique est le chemin de croix de l’émigrant ; et le port de Beyrouth, la vermine des hôtels de Marseille, l’île d’Ellis Island à New York en sont les stations. »

L’historiographie des migrations a longtemps été celle des installations, c’est-à-dire de l’immigration et de l’intégration. Il s’agit donc ici de compléter ce volet avec une analyse du transit. Il faut dire que ce qui se passe depuis les années 1990 et de façon encore plus marquée depuis 2015, avec les migrations de masse et ces milliers de migrants bloqués aux frontières de l’Europe, interroge de plus en plus les chercheurs à ce sujet. La démarche de Céline Regnard consiste à ouvrir cinq fenêtres pour éclairer cette expérience. « Habiter les espaces du transit, y être contrôlé, courir le risque d’y être dupé (et parfois l’être) mais mobiliser les ressources nécessaires ou possibles pour, finalement, repartir et enfin être regardé, représenté, se représenter sa propre expérience. » C’est ainsi que s’organisent les cinq chapitres du livre, tous passionnants et écrits d’une plume aussi précise que littéraire : l’auteure articule ainsi avec sensibilité l’exigence de l’anthropologue avec la finesse de l’écrivaine, dans une démarche analogue à celle de l’historienne Arlette Farge dont elle est par ailleurs proche et qu’elle cite abondamment. Elle a d’ailleurs inscrit en exergue une citation de l’historienne : « On ne ressuscite pas les vies échouées en archives. Ce n’est pas une raison pour les faire mourir une deuxième fois », empruntée au très essentiel Le Goût de l’archive. L’ouvrage de Regnard fera date, à n’en pas douter.

En transit : les Syriens à Beyrouth, Marseille, Le Havre, New York (1800-1914) de Céline Regnard, Anamosa, 2022, 456p., 58 illustrations.

Dans son très bel ouvrage, riche d’une impressionnante documentation et agrémenté de nombreuses photos rares, Céline Regnard – qui est maîtresse de conférences et chercheuse en histoire contemporaine à l’Université Aix-Marseille et à la Maison méditerranéenne des sciences de l’homme qu’elle co-dirige – s’intéresse aux migrations en mettant l’accent sur le...
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