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Nos Lecteurs ont la Parole

Tous les 14 mars : la mémoire d’une révolution

Tous les 14 mars, je célébrais la date anniversaire par une pause, par un article, par une intention. La révolution du Cèdre m’avait marquée et tant inspirée. Mais la célébration, l’héritage n’en sont plus s’ils ne se traduisent pas à un moment donné en actes, en legs. Ce à quoi nous invite le legs de la révolution du Cèdre, c’est sans doute à nous rebeller, à nous unir, à lever la voix, à continuer, à marcher et à conclure. Les ténors du 14 Mars s’en sont partis, assassinés pour beaucoup ; ils doivent être bien attristés de notre tiédeur ou torpeur, de là où ils se trouvent. Il en reste – sans le label – une grappe, à qui leurs compagnons du passé doivent assurément manquer, avec leur poigne. Samir Frangié aurait-il imaginé que le voyage au bout de la violence atteigne ces degrés-là au pays du Cèdre : paupérisation, corruption, faillite de l’État de droit, du système de santé, de l’éducation ; faillite de la dignité ?

Et pourtant, quand je débarque place des Martyrs tôt le matin ce 14 mars, ce même appel de la liberté, d’envol me prend comme à chaque fois que j’arrive sur la place. L’immeuble du Nahar, blanc couvert de bleu comme une sainte, avec le profil déterminé de Gebran Tuéni, éveille toute ma tendresse ; et la vue du port au loin, mon envie de projets ou de partance. Il faut cependant plus que la nostalgie, plus que la tendresse pour s’élancer, pour entreprendre. Cette place me suggère l’impulsion… avant que je me souvienne combien notre liberté de mouvement est restreinte; ne serait-ce que par l’arnaque des banques, le prix de l’essence, la folle dollarisation et les rues obscures. Même dans une des banques dites « civilisées », les gens crient, les employés sont excédés ; « le système est off », nous dit-on. Même scénario au Palais de justice, multiplié par cent : une foule kafkaïenne, les uns sur les autres, cinq heures sur pied pour faire une formalité. Le Palais de justice ressemble à une ferme ou à un poulailler, plus qu’à l’antre d’une noble cause. En effet, la justice est « off » elle aussi depuis longtemps au Liban. Et quand on vient la réclamer tout comme la dignité et les droits humains de base, bombes lacrymogènes et autres violences s’abattent sur nous comme ce fut le cas, encore une fois, place Riad el-Solh, ce 22 mars.

Pendant combien d’années devrons-nous énumérer leurs noms Gebran Tuéni, Samir Kassir, Rafic Hariri, Walid Eido, Georges Hawi, et tous les autres, comme ceux de toutes les victimes du 4 août et de l’incurie libanaise, avant que justice soit faite? « La paix est l’œuvre de la justice » et de la vérité. Bientôt ceux qui resteront n’auront pas connu toutes ces figures et leurs noms ne voudront plus rien dire. Rien que pour cela, il eût fallu entretenir la mémoire d’une certaine façon et notamment par écrit, car l’écrit ancre. La plupart des médias ont quasiment passé le souvenir du 14 Mars sous silence, sans doute dépassés par l’actualité ou pour quelque autre considération ; or un média est un médium, un médiateur, pas juste un miroir. Et à la limite, pour une fois les politiques se sont trouvés plus fidèles que les citoyens; ils se sont recueillis sur la tombe de leur ami, de leur compagnon, même dix-huit ans plus tard.

Les silences sont complices, absence ; et la mémoire courte n’est pas bâtisseuse. Entretenir la mémoire non pas pour la nostalgie, non pas pour le poids mais pour l’ancrage, la continuité, l’impulsion. Plus on est ancré, plus on peut s’élancer, principe physique de base.

Je me suis levée à l’aube, ce jour-là, 5h30. Peut-être la mémoire du corps, le souvenir d’une révolution. J’ai été retrouver la mer. J’ai marché, pour exercer mon pied blessé ; et avec la blessure, j’ai voulu courir pour me laver… de toute la souillure du pays. Sur la corniche, unique socle restant de rattachement à ma ville, j’ai croisé moult camarades que je n’avais pas vus depuis longtemps. Auraient-ils été eux aussi piqués inconsciemment par le virus de la date souvenir ? J’ai continué jusque la grotte aux pigeons, j’ai contemplé les roseaux sauvages, les rochers et les blocs de béton que j’ai pris pour des stèles. Que j’ai voulu prendre pour des stèles. Puis, j’ai respiré la roche, l’élévation, le calcaire, l’ancrage organique. Sur la corniche, pour me donner du tonus, j’ai invoqué l’image et les mots de mon père, emporté par l’incurie libanaise. Il fréquentait la promenade assidûment et fredonnait toujours une chanson de son jus qui invite à se lever : « Kom yak kom kom ». La négligence arrogante au cœur même de l’hôpital a eu raison de son chant, comme de celui de beaucoup d’autres ces jours-ci.

J’ai clos le périple, en tailleur sur les planches de bois de Zaitunay Bay, pour intégrer, en silence, devant l’eau et les bateaux, la plénitude de ce matin. Le vendeur dans un des cafés n’a pas accepté que je paie le prix de la tasse en carton et de l’eau chaude comme le font beaucoup maintenant avec la crise… Je suis toujours enveloppée par la générosité des hommes de mon pays. Je crois que c’est bien cela qui y envoûte les étrangers.

Se rappeler de prolonger le geste de cet homme, et les fleurs mauve pastel partout sur les rochers sur la montée vers Raouché, pour continuer. Elles y poussent libres, par grappes, même sur le bord de la route. Je me prends à rêver que nous soyons comme elles, que nous poussions quand la saison le voudra, même dans ce milieu peu amène, par grappes, et que nous fleurissions encore et rayonnions même doucement, suavement notre couleur.

Même s’il n’aurait peut-être pas « lui-même le pouvoir de recréer ce qui a été détruit », « Dieu peut créer des choses nouvelles », écrit le poète Tagore.

Les textes publiés dans le cadre de la rubrique « Courrier » n’engagent que leurs auteurs. Dans cet espace, « L’Orient-Le Jour » offre à ses lecteurs l’opportunité d’exprimer leurs idées, leurs commentaires et leurs réflexions sur divers sujets, à condition que les propos ne soient ni diffamatoires, ni injurieux, ni racistes.

Tous les 14 mars, je célébrais la date anniversaire par une pause, par un article, par une intention. La révolution du Cèdre m’avait marquée et tant inspirée. Mais la célébration, l’héritage n’en sont plus s’ils ne se traduisent pas à un moment donné en actes, en legs. Ce à quoi nous invite le legs de la révolution du Cèdre, c’est sans doute à nous rebeller, à nous unir,...

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