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Culture - Exposition

Comment Katya Traboulsi est devenue Emm el-Damar

Croyez-vous que ce soit juste à titre décoratif que les propriétaires de camions qui transportent fruits et légumes enjolivent les portes arrière de leurs véhicules ? Et bien détrompez-vous, c’est bien plus que cela. À la galerie Saleh Barakat, Katya Traboulsi a cherché à comprendre et au final a réalisé à partir de ce fait social sa dernière aventure artistique intitulée « Rej3a ya mama » (Je rentre, maman).

Comment Katya Traboulsi est devenue Emm el-Damar

Des maximes, des phrases du quotidien et toujours l’œil présent... Photo Mansour Dib

Quand on pénètre l’espace de la galerie Saleh Barakat, rue Clemenceau, le regard est vite happé par un feu d’artifices de formes et de couleurs. Sur les grands murs blancs, ne trônent ni peintures, ni installations, ni sculptures dans le sens traditionnel du terme, mais des œuvres assez élaborées pour être classées dans la case « œuvre d’art ». Exposées comme telles, des... portes arrière de camions se déclinent en deux dimensions

(130 x 150 cm ou 140 x 160 cm) que Katya Traboulsi a réalisées dans un atelier à Tripoli et qui équivaut à un travail à 10 mains. Plusieurs étapes étaient en effet nécessaires avant que ces grilles en fer ornementées et peintes en arrivent sur les cimaises d’une des plus importantes galeries du pays. Dans toute genèse, il y a d’abord le grain semé ou l’idée de base.

Dans l'atelier tripolitain, Katya Traboulsi est devenue Emm el-Damar. Photo DR

En route…
Celle intitulée « Rej3a ya mama » (Je rentre, maman) de Katya Traboulsi a germé il y a près de deux ans. Coincée dans les embouteillages, Katya Traboulsi s’amuse à décrypter les multitudes de « hiéroglyphes » ornant les portes arrière des camions. Intriguée, perplexe, elle se pose un tas de questions quant au « sens de chaque motif et à la signification des messages que les phrases tentaient de faire parvenir », se souvient l’artiste. C’est en relevant un numéro de téléphone à l’arrière d’un des véhicules qu’elle parvient à localiser la source. Elle se retrouve ainsi à Tripoli, à la recherche d’un homme prénommé Ali. Allant droit au but, elle débarque chez lui, lui montre ses dessins et lui demande s’il peut les exécuter. « Je voulais reproduire les portes à ma manière mais avec leur mode d’emploi à eux et leur savoir-faire. Il me répond d’emblée : “No broblem !” Et voilà l’aventure qui démarre », témoigne l’artiste. Une aventure artistique, certes, mais aussi humaine, entre un esprit libre, original et créateur, et des camionneurs superstitieux, travailleurs et respectueux de leur prochain. Pour les avoir côtoyés durant un an et demi, 3 fois par semaine à faire des allers-retours à Tripoli, Traboulsi va découvrir des humains accommodants et surtout très drôles, des êtres pétris d’une sagesse primitive, de celle qui existait avant que les religions ne soient politisées. « Ils sont un modèle de cohabitation sur lequel les Libanais devraient prendre exemple : apolitiques, ils n’ont aucun penchant pour tel parti ou tel autre, sont de fervents croyants sans être fanatiques, et très respectueux des autres religions », assure Traboulsi. En transportant les produits des récoltes libanaises (les bananes, les pommes de terre, etc.) à travers tout le pays, dans toutes ses régions, toutes confessions et tous partis confondus, ils constituent en quelque sorte sa sève nourricière.Dans cette partie nord du Liban et plus précisément dans le quartier de Beddaoui, Ali, Abou Ali et leurs confrères ont adopté Katya Traboulsi qu’ils ont surnommée « Emm el-Damar » (la mère forte), Abou el-Damar étant une figure héroïque dans la culture populaire tripolitaine.Comment s’est déroulé concrètement le processus de création ? D’abord la conception du design par l’artiste avec des formes propres à elle, suivie de l’exécution dans l’atelier à Beddaoui : découpage au laser par Ali, la réalisation de la calligraphie par Abou Ali, et enfin la peinture et le montage. Sans oublier les divers ornements que l’artiste utilise pour agrémenter ses portes et qui ponctuent les espaces entre les grilles comme des milliers de petites friandises. Outre les grands formats, Traboulsi décline plusieurs motifs en « sculptures » de petit format : l’œil de Fatma (si présent sur les portes), les fleurs emblématiques de Traboulsi qu’Abou Ali surnomme « les falafels » ou encore les petits cœurs qu’il taxait de « I love you ».

Les défenses d’un camion sont aussi un prétexte pour la décoration. Photo Mansour Dib

Mais au fait, que signifie tout ce « folklore arty » ornant les camions ?
À travers les phrases, les mots et les dessins exposés comme une pièce d’identité propre à chacun des conducteurs, où commencent les croyances religieuses et où se termine la superstition ? Katya Traboulsi précise qu’il existe une feuille de route à suivre, que les portes arrière des camions sont décorées d’une manière bien précise avec un protocole qui régit le processus. « Dans son design, la porte ressemble à la colonne vertébrale, et les éléments y sont apposés de manière symétrique, comme dans le corps humain », note-t-elle. « Il faut savoir que chaque camion possède un prénom, par exemple Mahroussé (la protégée) ou Malaké (la reine), et c’est toujours un prénom féminin qui se trouve au haut de la porte, indique Traboulsi. Au centre, on retrouve les calligraphies : de courts poèmes de deux vers presque toujours rimés, se rapportant à l’amour de Dieu, à l’amour de la famille, deux notions sacrées (rida Allah, rida el-walidayn) ou à l’amour de la dulcinée.

Les murs de la galerie Saleh Barakat ornés à la manière des portes arrière des camions. Photo Mansour Dib

Viennent ensuite les dictons et les phrases de sagesse qui sont souvent personnelles. Et, enfin, tout en bas, à la hauteur du regard des automobilistes, vient l’œil pour chasser le mauvais sort. » « Plus il attire le regard, plus il chasse la jalousie, note l’artiste, c’est la conviction des chauffeurs. La pensée qu’à chaque trajet, ils risquent de ne pas rentrer chez eux les poursuit constamment, donc tous les éléments utilisés à l’arrière des camions concourent à les accompagner afin de faire des allers-retours sains et saufs. » Au dos du camion, un « tableau » qui reflète ainsi la personnalité de son propriétaire. Un tableau qui établit également une communication avec les automobilistes qui le croisent. « C’est une façon de faire connaissance », remarque l’artiste.

Les murs de la galerie Saleh Barakat ornés à la manière des portes arrière des camions. Photo Mansour Dib

Du concept à l’œuvre

Katya Traboulsi a depuis toujours lié sa passion pour l’art à celle de son mode de vie. Lorsque vous traversez le seuil de son appartement (un loft qui s’étale sur deux étages), il est une œuvre d’art à lui seul, elle en a façonné toutes les pièces ! Là où votre regard se pose, vous flairez la touche de l’artiste. Cette dernière cohabite avec son travail dont l’esthétique s’accorde au quotidien. En réponse au monde menaçant qui nous entoure, sa créativité guidée par l’idée du bonheur lui donne l’envie de transmettre une vision plus vraie et plus optimiste du monde. Elle construit son art au fil de sa vie, forgée par des expériences marquantes. « Je suis une plasticienne, dit-elle, j’utilise le médium qui correspond à mon idée, je m’inspire, je capture, je m’approprie des choses qui existent et qui m’entourent dans la vie pour les retranscrire à ma manière dans des créations (souvent très colorées), je les convertis à l’art. »

Les motifs décoratifs se déclinent également en petits formats. Photo Mansour Dib

C’est une artiste conceptuelle qui part d’une idée mais dont le concept ne demeure jamais au stade de concept, incompris et totalement inaccessible au public comme beaucoup le sont. Il amène toujours à une œuvre compréhensible et aboutie. Une artiste contemporaine qui peut utiliser tous les médiums pour faire aboutir son art, toute matière pour elle est un moyen. Dans son projet des obus revisités, en 2018, elle s’était approprié l’obus, un objet hélas très familier aux libanais, pour le transformer en un message de paix avec les identités de 46 pays. Par le biais de ce projet, elle avait ainsi pointé le doigt vers la richesse de chaque civilisation qui ne peut être détruite par un obus. « Je ne suis pas dans la déco, je suis dans l’esthétique, je tente de faire comprendre des choses, mais c’est surtout de laisser les gens libres de comprendre ce qu’ils veulent. Pour moi, (l’art, NDLR) ce n’est pas donner des leçons, c’est surtout émouvoir positivement. Une œuvre doit être belle, mais belle à la portée d’un beau compréhensible, à la portée de tout le monde et toujours avec un concept pour base de départ », estime celle qui ne doit pas y avoir un besoin d’extrapoler durant des heures face à l’œuvre. C’est ainsi que, partie des portes des camions, elle aboutit à sa propre interprétation de cette idée et à l’œuvre qui lui ressemble. Chaque projet est un voyage, une aventure. Cette fois ci elle l’a fait à bord d’un camion. Le projet « Rej3a ya mama », qui consiste à reproduire grandeur nature les portes arrière des camions avec sa touche d’artiste et le savoir-faire de Ali et ses collègues, est d’abord un concept qui renvoie à l’identité libanaise, où une belle histoire se cache derrière chaque porte, mais aussi une façon pour l’artiste de rappeler à travers le titre, l’exode massif de la jeunesse libanaise. Il devient alors comme une promesse de retour vers la mère-terre, la mère-nourricière, la mère-foyer, la mère-amour.

Quand on pénètre l’espace de la galerie Saleh Barakat, rue Clemenceau, le regard est vite happé par un feu d’artifices de formes et de couleurs. Sur les grands murs blancs, ne trônent ni peintures, ni installations, ni sculptures dans le sens traditionnel du terme, mais des œuvres assez élaborées pour être classées dans la case « œuvre d’art ». Exposées comme telles,...

commentaires (2)

Bravos cela m’ a toujours intéressé sur toutes les routes de l’Asie et en ai photographié avant les portables Ces camions pleins de vœux et envies .., mercis / y a il un livre sur ton exposition???! J’espère

Joumana Corm

15 h 42, le 27 septembre 2023

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Commentaires (2)

  • Bravos cela m’ a toujours intéressé sur toutes les routes de l’Asie et en ai photographié avant les portables Ces camions pleins de vœux et envies .., mercis / y a il un livre sur ton exposition???! J’espère

    Joumana Corm

    15 h 42, le 27 septembre 2023

  • ?

    Moi

    15 h 07, le 26 mars 2023

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