Rechercher
Rechercher

Idées - Commentaire

Derrière la paralysie de la classe politique libanais, un jeu de patience mortifère

Derrière la paralysie de la classe politique libanais, un jeu de patience mortifère

La bannière du cèdre posée devant chaque siège du Parlement par les députés de la contestation Najate Aoun Saliba et Melhem Khalaf, plus d’un mois après le début de leur sit-in au sein de l’hémicycle pour réclamer l’élection d’un président de la République, le 21 février. Photo tirée du compte Twitter de Melhem Khalaf

Plus de trois ans après le déclenchement des crises multiples qui frappent le Liban, la classe politique se montre incapable de trouver la moindre entente pouvant permettre au pays de remonter la pente, qu’il s’agisse des nombreuses réformes sans cesse repoussées ou de l’impasse politique dans laquelle se trouvent l’élection d’un président de la République et la formation d’un nouveau gouvernement. Pendant ce temps, les coûts de cette inaction augmentent de jour en jour, principalement pour la classe moyenne et les populations vulnérables.

Certes, les dirigeants libanais n’ont jamais été vraiment rapides ou efficaces dans le règlement de leurs différends, notamment sur les questions les plus complexes – il suffit de songer au hiatus de deux ans qui a précédé l’élection du président Aoun en 2016 ou aux crises répétées des ordures ménagères subies par les Libanais. Mais ces dernières années, le coût du compromis s’est avéré bien plus élevé : depuis 2005 par exemple, les périodes de formation du gouvernement s’étalent sur plus de 13 mois en moyenne, contre seulement deux à 14 jours précédemment. En outre, ces cabinets, qui étaient presque exclusivement des gouvernements d’union entre les partis traditionnels après 2005, sont devenus plus polarisés et ont exclu un certain nombre d’entre eux après 2019. Il en va de même pour leur efficacité à prendre des décisions : le nombre de lois votées au Parlement, par exemple, a chuté de plus d’un tiers entre l’année précédant le krach financier (avec 67 textes adoptés août 2018 à 2019) et l’année suivante (41) ; tandis que les indicateurs de gouvernance établis par la Banque mondiale sont en chute libre.

Qu’est-ce qui explique cette intransigeance accrue pour trouver un consensus ? La réponse à cette question se trouve en grande partie dans le fait que les paramètres déterminant la conclusion d’accords politiques – c’est-à-dire les modalités de distribution du pouvoir politique et des ressources (ou des pertes) économiques entre les membres de la classe politique – ont changé au fil du temps.

Marges de négociations réduites

Les accords peuvent reposer sur les tractations autour de deux types de ressources : économiques et politiques. Jusqu’à récemment, ils pouvaient en grande partie être conclus à l’aide de ressources économiques, essentiellement rendues possibles par la captation du secteur public. Aujourd’hui, cependant, le secteur public est essentiellement sur la paille et offre peu de possibilités de distribuer ces rentes économiques : aucune nouvelle autoroute n’est construite, l’emploi public est devenu limité et les traitements peu attractifs.

Lire aussi

Élection présidentielle : et si le Liban s’inspirait de l’étranger pour mettre fin à la paralysie ?

Il est vrai que les problèmes actuels sont bien complexes qu’auparavant et ne peuvent être abordés que sous l’angle du « donnant-donnant ». Cependant, la complexité accrue des enjeux et les ressources limitées ne devraient pas suffire à empêcher la conclusion d’accords. Par exemple, les intérêts communs pour la stabilité des services de base devraient permettre un compromis éventuel avec les outils que les politiciens ont à leur disposition. Pour faire simple, tout retard est coûteux dans un contexte d’inflation galopante, d’argent bloqué dans les banques et de pénurie exacerbée de services sociaux.

Si on se représente l’économie comme un gâteau, une partie de ce dernier est composée d’opportunités pour les gouvernants de créer ou de contrôler des rentes économiques (par exemple, en prenant le contrôle de projets d’acquisition d’infrastructures) qui seront utilisées dans les négociations pour parvenir à un accord. On peut donc considérer leurs parts de gâteau respectives comme formant une marge de négociation. Avec la crise, la part globale du gâteau s’est réduite, mais si les accords ne concernaient que les possibilités de rentes économiques, la marge de négociation serait proportionnellement restée la même par rapport à la taille du gâteau, et il serait toujours dans l’intérêt des politiciens d’en avoir la meilleure part possible.

Certes, les négociations sont complexifiées par une série de facteurs allant de la faible confiance entre les principales composantes de la classe politique aux horizons à court terme des gouvernements dans un contexte d’instabilité politique et à l’exposition aux agendas des acteurs internationaux, en passant par la hâte de trouver des sponsors extérieurs. Il reste que les avantages économiques et politiques de la stabilisation et du réengagement des donateurs internationaux constituent des incitations importantes à faire des compromis et à laisser le gâteau grossir à nouveau. Par ailleurs, après trois ans de crise, les différents intérêts en jeu en matière de politiques économiques (s’ils n’ont jamais divergé) sont maintenant bien définis parmi tous les acteurs, tandis qu’entre-temps, les mesures de résolution de la crise ont été communiquées dans les cercles politiques et économiques, ce qui devrait permettre de converger vers un ensemble minimal de compromis. Dit plus simplement : si la négociation ne visait qu’à s’enrichir grâce à la politique, des accords devraient quand même être conclus…

Seulement, tandis que les ressources économiques fournies par le secteur public ont diminué au cours de la crise, les ressources politiques ont, elles, pris de la valeur. Or, cela réduit la marge de négociation dans la mesure où les ressources politiques sont plus complexes à gérer et moins prévisibles.

Changement de paradigme

L’une des plus importantes de ces ressources politiques est aujourd’hui la polarisation partisane. Or, la polarisation est devenue une fin en soi plutôt qu’un moyen d’atteindre quelque chose – une nécessité indivisible pour la survie politique. À l’origine, la polarisation relevait davantage du champ symbolique que de réelles divergences d’intérêts, comme l’illustrent par exemple les positions concordantes de pratiquement toute la classe politique sur des enjeux tels que la résolution du secteur bancaire ou la résistance aux réformes dans le cadre d’un programme du Fonds monétaire international. Mais désormais, la polarisation tourne essentiellement autour de l’une des rares idées politiques pouvant conférer une légitimité et un large soutien (interne et externe) à un parti : son positionnement vis-à-vis du Hezbollah, de sa mission et de ses alliés. Les Forces libanaises (FL) en sont un exemple frappant : après avoir pu former des gouvernements avec le Hezbollah pendant des décennies, elles s’y opposent fermement aujourd’hui. Et cette opposition fournit au parti un capital politique qui lui donne toute sa raison d’être en lui assurant davantage de voix et d’accès à des ressources étrangères (notamment saoudiennes). Le courant du Futur, offre a contrario un exemple de ce qui se passe lorsque les élites n’envoient pas de tels signaux. Et les plates-formes politiques qui tentent de rester à l’écart de ce débat, comme celles issues du mouvement de protestation de 2019, sont confrontées à une lutte d’influence difficile.

Lire aussi

Le Liban, Sicile du Moyen-Orient ?

C’est là que réside le changement de paradigme au niveau des gouvernants : alors que les ressources économiques nécessaires aux accords s’amenuisent, la polarisation est devenue une question de survie politique supplantant les intérêts pour les rentes économiques encore disponibles. La marge de négociation s’en trouve réduite, les politiciens devant trouver un consensus sur les accords sans faire de compromis sur leur opposition politique affichée.

Bien que la marge de négociation ne soit pas encore nulle, cette polarisation contribue à un dilemme stratégique. Car si les compromis ont besoin d’un (certain) soutien de la part de l’opinion, des élites influentes et de leurs acolytes, les milliards de dollars obtenus grâce à l’acquisition d’infrastructures, le clientélisme dans la fonction publique ou le schéma de Ponzi bancaire pendant des décennies ont placé la barre très haut quant aux attentes de « retour sur investissement » clientélistes. Or, ces attentes élevées ne s’adaptent que lentement aux nouvelles réalités, et nombre de récits fantaisistes – allant de la « sacralité » des dépôts au retour de l’abondance permis par les recettes virtuelles de l’exploration gazière offshore – continuent de prévaloir dans le débat public. Et plutôt que d’apprivoiser leur langage, adapter leurs messages publics aux nouvelles réalités et réduire lentement les attentes, la classe politique continue d’avoir recours à ces récits qu’elle sait – après trois ans de crises et d’innombrables rapports à tous les niveaux – infondés.

Le dilemme est qu’à ce stade, la meilleure stratégie individuelle des politiciens est d’attendre afin de renforcer leur position de négociation. Le réservoir interne de ressources étant devenu peu attractif, les ressources potentielles à venir, notamment celles issues de l’exploration gazière, sont saluées par l’ensemble de l’échiquier politique comme des opportunités peu coûteuses de résoudre les crises. D’autres développements dans le secteur bancaire incitent également à la patience : l’inflation et la crise économique poussant de plus en plus de déposants à liquider leurs dépôts, cela réduit d’autant la pression sur les bilans des banques qui sont étroitement liées à la classe politique.

Toutefois, l’accès à ces ressources demandera du temps, car les recettes de l’exploration gazière, si jamais elles devaient arriver, mettront de nombreuses années avant d’arriver dans les caisses des institutions publiques. Pendant ce temps, les élites et leurs partis doivent continuer à améliorer leur position de négociation pour s’assurer un soutien national et international, ce qui nécessite à son tour une polarisation. Dans ce contexte, si repousser les compromis, et donc la stabilisation politique et financière, peut s’avérer coûteux à court terme, cela pèse peu par rapport aux gains potentiels que pourrait procurer l’accès aux ressources futures – et c’est aussi dans cette optique que s’inscrit le récent accord sur la frontière maritime avec Israël. Par conséquent, du point de vue de chaque parti, le fait d’agir en premier pour atténuer la polarisation ou réduire les attentes de ses partisans et clients affaiblirait sa position de négociation. Pire encore, cela pourrait mettre en péril sa survie politique. La poursuite de la paupérisation accélérée de la population ou la paralysie institutionnelle n’est alors qu’un coût induit par ce grand jeu de patience.

Augmenter le « coût de l’attente »

En attendant que ce jeu prenne fin, rien n’empêche toutefois d’en changer les règles pour accélérer les choses. Les partenaires internationaux du Liban, en particulier, peuvent jouer un rôle important pour pousser à un compromis global. Ils devront toutefois modifier leur approche et délaisser les carottes qui n’ont pas fait leurs preuves par le passé – on se souvient du sort des réformes promises à la conférence CEDRE en 2018 – au profit de bâtons qui pourraient s’avérer plus efficaces pour augmenter le « coût de l’attente » pour la classe politique.

Et cela de deux manières. Premièrement, en révisant de façon créative la manière dont la corruption et l’obstruction pourraient faire l’objet de sanctions internationales. Deuxièmement, en révisant les modalités et les priorités des programmes de soutien afin de saper les dépendances clientélistes au niveau local – là où se situe le fondement du pouvoir pour de nombreux politicien – et renforcer les prestataires de services locaux indépendants et dirigés par l’État afin de permettre aux citoyens d’obtenir des services de l’État en tant que droits, plutôt que des faveurs de partis politiques ou d’ONG affiliées. L’utilisation de la plateforme Impact constitue un autre exemple de réforme allant dans ce sens. C’est là que se trouvent des points de pression réalisables, dans la mesure où les élites céderaient lentement leur influence dans le cadre de leu jeu favori : celui de la patience.

Une version longue de ce texte est disponible en anglais sur le site de l’Economic Research Forum.

Par Mounir MAHMALAT

Économiste et chercheur principal au laboratoire d’idées libanais The Policy Initiative (TPI).

Plus de trois ans après le déclenchement des crises multiples qui frappent le Liban, la classe politique se montre incapable de trouver la moindre entente pouvant permettre au pays de remonter la pente, qu’il s’agisse des nombreuses réformes sans cesse repoussées ou de l’impasse politique dans laquelle se trouvent l’élection d’un président de la République et la formation d’un...
commentaires (1)

Preuve, s'il en fallait encore, que les politiciens libanais actuels sont des incapables, véreux, égoïstes, corrompus, sans scrupules, minables et,par dessus tout, sans patriotisme aucun... Il deux choix : un coup d'état ou la colonisation avec une révision totale des fondements de la république libanaise, l'abolition du confessionnalisme, et la gestion du pays par des humains ayant des sentiments...et ça, ça existe encore heureusement. En attendant, le peuple, TOUT le peuple, souffre de la même façon.

KASSIR Mounir

06 h 12, le 05 mars 2023

Tous les commentaires

Commentaires (1)

  • Preuve, s'il en fallait encore, que les politiciens libanais actuels sont des incapables, véreux, égoïstes, corrompus, sans scrupules, minables et,par dessus tout, sans patriotisme aucun... Il deux choix : un coup d'état ou la colonisation avec une révision totale des fondements de la république libanaise, l'abolition du confessionnalisme, et la gestion du pays par des humains ayant des sentiments...et ça, ça existe encore heureusement. En attendant, le peuple, TOUT le peuple, souffre de la même façon.

    KASSIR Mounir

    06 h 12, le 05 mars 2023

Retour en haut