Critiques littéraires Roman

Les bons sentiments font parfois de la bonne littérature

Les bons sentiments font parfois de la bonne littérature

© Yousuf Karsh, 1954

Les Raisins de la colère de John Steinbeck, traduit de l’anglais par Charles Recoursé, Gallimard, 2022, 704 p.

Les romans engagés ont mauvaise réputation. On leur reproche surtout leur didactisme, autrement dit cette tendance à exploiter les éléments de la fiction – l’intrigue, les personnages, les dialogues, etc. – pour faire passer un message politique édifiant. Les histoires racontées par de telles œuvres ne sont donc le plus souvent que de simples illustrations d’idées générales ou abstraites. C’est ainsi qu’un romancier voulant prêcher une thèse la drape dans les voiles séducteurs de la fiction. Propagande, sentimentalité et manipulation des lecteurs : tels sont, en bref, les principaux chefs d’accusation.

En général, les romans de ce genre ont la vie courte : quelques décennies après leur publication, ils sont déjà tombés dans un oubli presque complet, souvent mérité. Mais comme pour tout, il y a des exceptions. Les Misérables par exemple, véritable plaidoyer pour la justice sociale – « tant qu’il y aura sur la terre ignorance et misère, écrit Hugo dans sa préface, des livres de la nature de celui-ci pourront ne pas être inutiles » – est l’un des plus célèbres romans de la littérature occidentale, bien que l’influence de cette œuvre sur les grands romanciers du XIXe et du XXe siècles ait été presque nulle. Autre exception notable, Les Démons de Dostoïevski, roman dont l’intention première s’apparentait à celle d’un pamphlet politique : dénoncer les révolutionnaires socialistes et nihilistes, en qui le romancier, devenu conservateur, voyait des ennemis de la Russie et de la foi orthodoxe. Mais il semble que le projet initial de Dostoïevski – écrire une satire politique, une œuvre de combat et de dénonciation – avait échoué ; piètre roman engagé, Les Démons est un grand roman tout court.

Une troisième exception, peut-être la plus importante : Les Raisins de la colère. Ce chef-d’œuvre de John Steinbeck, publié en 1939 – et dont une nouvelle traduction française, très réussie et signée Charles Recoursé, vient de paraître chez Gallimard –, est à la fois un roman réaliste sur les petits fermiers de l’Oklahoma expulsés de leurs terres vers la fin de la Grande Dépression, une diatribe indignée contre les excès monstrueux de l’exploitation capitaliste, une défense du syndicalisme et d’une certaine forme de démocratie directe, une célébration de la résilience humaine face à l’adversité, et un récit allégorique, quasi mythique, une sorte d’adaptation moderne du livre de L’Exode.

Le roman s’ouvre sur ce qui semble être un courroux divin s’abattant sur les agriculteurs de l’Oklahoma, du Kansas et du Texas : dans les années 1930, une série de tempêtes de poussière (le Dust Bowl) frappent ces trois États, provoquant une catastrophe écologique et agricole qui, s’ajoutant aux conséquences de la Grande Dépression, réduit les métayers et les petits fermiers à la misère et au surendettement. Et puis du jour au lendemain, ils sont chassés de leurs terres, les grands propriétaires et les banques ayant décidé de mécaniser l’agriculture. Commence alors une migration d’une ampleur biblique : des dizaines de milliers de familles, toutes leurs possessions – des ustensiles de cuisine, des vêtements, des matelas et des couvertures – serrées dans leurs pick-ups brinquebalants, et ayant à peine de quoi payer l’essence et la nourriture, roulent vers l’Ouest, vers une Californie que des prospectus alléchants leur font miroiter comme une terre promise où le travail serait abondant. Certains meurent en route, et ceux qui survivent à cette traversée du désert et atteignent finalement leur destination comprennent vite qu’ils ont été arnaqués. En effet, les grands propriétaires terriens de la Californie y attirent un nombre excédentaire d’ouvriers agricoles afin de baisser les salaires. L’eldorado tant convoité s’avère être un enfer. Vivant dans des camps délabrés, les migrants sont en butte à la xénophobie de la population locale, aux harcèlements de la police. Ils sont exposés aux intempéries, aux maladies, à la faim. Même ceux qui, peu nombreux, réussissent à trouver du travail, gagnent à peine de quoi nourrir leurs familles. Beaucoup d’enfants meurent de malnutrition.

Pour raconter cette épopée tragique, Steinbeck fait alterner des chapitres « collectifs », qui ont pour protagoniste l’ensemble des migrants comme incarnation du Peuple, avec des chapitres « particuliers », beaucoup plus longs que les précédents et qui relatent les tribulations d’une famille spécifique, les Joad, dont le sort est censé représenter celui de tous leurs compagnons de misère. Bien que chacun des membres de cette famille soit doté de traits physiques et psychologiques saillants qui se gravent immédiatement dans la mémoire du lecteur, ils demeurent des personnages peu individualisés et qui manquent de véritable épaisseur. S’il en est ainsi, c’est que Steinbeck se préoccupe peu, dans ce roman, des acteurs individuels ; son souci majeur est de dépeindre l’émergence d’une classe, ou plutôt de retracer le cheminement par lequel une classe parvient à prendre conscience d’elle-même en tant qu’acteur politique. C’est en se retrouvant humiliés et dépossédés avec tant d’autres de leurs semblables que certains membres des Joad commencent à comprendre que leur ennemi n’est pas tel ou tel patron, mais tout un système économique et social, et que pour pouvoir résister à ce monstre impersonnel et améliorer leurs conditions de travail, ils doivent joindre leurs forces et s’organiser.

Il faut briser le carcan de l’individualisme, car on est plus fort à plusieurs que tout seul : telle est précisément la morale de la fable, le message du roman, un message énoncé d’une manière on ne peut plus explicite par l’un des personnages principaux qui, de surcroît, se trouve être un pasteur.

Bref, dans Les Raisins de la colère, Steinbeck use abondamment de presque tous les ingrédients du roman engagé : didactisme, recours excessif au symbolisme ainsi qu’à des généralités politiques et philosophiques, sentimentalité, etc. De là, à qualifier ce livre d’œuvre de propagande – ce que certains critiques n’ont pas hésité à faire au cours des ans –, il n’y a qu’un pas.

Et pourtant, contrairement aux Misérables, Les Raisins de la colère est tenu en très haute estime par beaucoup de grands romanciers et ce, malgré le fait qu’il s’agit d’un roman engagé « réussi » – c’est-à-dire qui exprime pleinement l’intention militante de son auteur – et non pas d’une œuvre qui, à l’instar des Démons de Dostoïevski, aurait déjoué les intentions de son créateur.

« C’est avec les beaux sentiments qu’on fait de la mauvaise littérature. » Les Raisins de la colère est l’un des très rares contre-exemples à cette célèbre affirmation d’André Gide. Avec ce livre, Steinbeck a écrit un véritable roman à thèse qui, plus de quatre-vingts ans plus tard, n’a rien perdu de sa puissance ni de sa fraîcheur. Il semble que même avec de beaux sentiments, un grand artiste peut parfois faire de la grande littérature.


Les Raisins de la colère de John Steinbeck, traduit de l’anglais par Charles Recoursé, Gallimard, 2022, 704 p.Les romans engagés ont mauvaise réputation. On leur reproche surtout leur didactisme, autrement dit cette tendance à exploiter les éléments de la fiction – l’intrigue, les personnages, les dialogues, etc. – pour faire passer un message politique édifiant. Les...

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