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Lifestyle - La carte du tendre

Une femme dans le miroir

Une femme dans le miroir

Un bar américain à Beyrouth dans les années 1920. Photo Coll. Georges Boustany

Cette scène m’a fait penser à un billet paru dans Le Réveil du 26 juillet 1921 et signé Enoch, un nom de plume qui veut dire professeur en hébreu. Cet été-là, la Grande guerre s’est achevée depuis trois ans, le mandat français a démarré dans la foulée et le Grand-Liban a été proclamé il y a quelques mois. Enoch raconte son arrivée, un soir, dans un « bar américain » – les guillemets qu’il emploie indiquent la nouveauté de la chose – dont la mode vient d’être lancée par les Français au Liban et en Syrie. Dans la foulée, Enoch raille l’adjectif : « L’Amérique n’y est que pour l’enseigne. En fait, le bar est tenu par des Grecs et fréquenté par des Libanais. » Accoudé au comptoir, voici son ami Philippe, « en tête à tête avec un cock-tail  » – là encore, le mot est utilisé avec un trait d’union, trahissant à la fois son étymologie et sa nouveauté dans le paysage local.

Philippe est en train de méditer, l’air triste. Il s’en explique à Enoch : « Je pense à la guerre. On ne pense plus à la guerre. On ne veut plus y penser. C’est comme quand on a commis une infamie, on aime mieux parler d’autre chose et on va se soûler pour oublier. L’humanité a honte de ce qu’elle a fait, elle a les mains toutes sanglantes encore des crimes qu’elle a commis pendant cinq ans. C’est pourquoi elle danse le tango. » Et comme Enoch fait mine de s’étonner de ce discours, Philippe poursuit : « Croyez-vous sincèrement qu’il y ait quelque chose de changé après cette guerre ?

La vérité, elle est lamentable : plus de quatre millions d’êtres humains ont versé vainement leur sang – et c’était le sang le plus beau, ce sang de la jeunesse, abondant, vermeil et chaud. Ils ont été immolés et leur sacrifice a été nul. Ne parlons pas de la vertu moralisatrice de la guerre. Cette chanson, nous la connaissons. La guerre a tout prostitué, l’intelligence et le cœur de l’homme, et le corps de la femme. C’est la guerre qui a vaincu le droit et la civilisation. Tout le monde s’est trompé. Le droit ne triomphe pas par le tranchant du sabre, c’est une idée qui doit triompher dans les consciences. »

Enoch conclut dans un post-scriptum encore plus éloquent que la tirade de Philippe : « Je ne suis pas triste, ce serait trop beau d’être triste et désespéré ; je m’ennuie, c’est plus rude. Je ne massacre pas mes illusions, elles tombent d’elles-mêmes. Et tu sais, quand les illusions tombent, dans un cœur, c’est comme certains cheveux quand ils tombent de certains crânes. Il n’y a plus rien à faire. Pas d’onguent, pas de Pétrole Hahn. Ils tombent… »

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Ce billet qui a plus d’un siècle m’a fendu le cœur. Peut-être parce que nous sommes tous des Philippe qui auraient pu tenir le même discours après notre guerre de quinze ans, dont nous supportons toujours les conséquences. Peut-être aussi parce que nous sommes des Enoch ?

Nous avons maintenant perdu nos dernières illusions et je crains que ceci n’ait rien à voir avec l’âge : même nos jeunes sont désabusés, il suffit de voir comme ils partent sans se retourner.

Expressions sinistres et ennuyées
Alors forcément, cette lecture qui m’a fait réfléchir à notre histoire récente et à notre condition indéfiniment précaire a influencé ma perception de l’image. Ils ont tous des expressions sinistres et ennuyées, ces personnages, à part le monsieur en costume sombre qui nous observe avec un sourire – et encore, celui-ci s’apparente à un rictus. Même le monsieur, qui sirote avec une paille démesurée ce qui semble être un Coca, semble totalement absorbé par son action, une main curieusement posée entre les jambes. Est-il en train de méditer comme Philippe, ou tout simplement de poser ? Son attitude peut répondre à cette question : il semble connaître le monsieur au rictus, puisqu’il est habillé à peu près de la même manière et qu’il s’est assis à côté de lui, ce qui peut indiquer qu’ils sont collègues ou amis, mais il lui tourne le dos, ce qui tendrait à appuyer l’hypothèse qu’il pose.

Derrière le comptoir, le barman a adopté une attitude professionnelle, mains jointes, droit et prêt à servir ; il est habillé comme un pharmacien, le blanc immaculé signifiant la propreté, car ici tout doit être impeccable, jusqu’aux bières pression dont on aperçoit les trois robinets et dont les verres doivent être lavés avant utilisation pour en éliminer la moindre impureté.

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Nous sommes à Beyrouth dans les années 1920 : à cette époque, il n’est pas un hôtel, pas un café, pas une épicerie même qui ne se dote de « bar américain ». On peut apercevoir à gauche, dans le comptoir vitré, des produits de confiserie, dont des bonbons dans un bocal et les célèbres barres de chocolat Hershey’s déclinées en trois variantes : Cookies n’Mint, Sweet Milk Chocolate et ce qui semble être Almond Chocolate. Derrière le barman se trouve une armoire comportant un grand miroir ainsi qu’une tablette en marbre sur laquelle trône la caisse enregistreuse, totalement mécanique et dotée d’une manivelle à droite. Actionnée, celle-ci effectue le calcul et imprime un ticket de caisse qui sort par le petit rectangle à gauche. Au fond de la salle équipée de tables vitrées et des traditionnelles chaises en bois courbé imitées du style du designer austro-allemand Mikhael Thonet, il y a un monsieur assis de sorte à embrasser du regard l’ensemble de l’établissement. Il ne consomme pas : il s’agit sans doute du directeur de salle ou du patron.

Étrange reflet dans le miroir
Orientons notre regard plus à droite, car là réside l’insolite de cette scène : que ce soit au Liban ou ailleurs, les bars américains étaient réputés fréquentés uniquement par des hommes, à une époque où ceux-ci avaient pour échappatoire cet espace où ils pouvaient boire, taper la carte, faire la fête et éventuellement en venir aux mains sans risquer les réprimandes de leur épouse. Mais alors, que fait cette femme dans le miroir ? Dans ses mains, il y a un document, peut-être le menu ? Je me suis longuement interrogé sur ce que révèle ce miroir biseauté au sujet du côté invisible de la scène, c’est-à-dire de ce qui se trouve à la gauche et à l’arrière de la caméra. Le miroir lui-même occupe une place étrange dans ce décor, comme s’il cachait quelque chose. On aurait pu croire qu’il s’agissait d’une armoire, mais il n’en est rien, le miroir est comme un paravent posé là et comme suspendu sans que l’on puisse identifier à quoi il est attaché. La femme, bien centrée dans le miroir, semble observer la scène au même titre que le photographe lui-même, à tel point que l’on pourrait penser qu’elle et ce dernier ne font qu’un. Mais non, elle n’actionne aucun déclic.

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Cette femme qui observe n’est en tout cas pas là par hasard : elle occupe seule une bonne partie de l’image, les autres personnages étant décentrés à gauche. Ses traits flous et sa silhouette nimbée d’un halo de lumière venant de la rue lui donnent un aspect spectral. Et si c’était elle, le personnage principal de cette photo ? Elle serait en quelque sorte la spectatrice d’une scène de la Comédie humaine, comme un Balzac qui se tiendrait là, bien présent sans l’être tout à fait, à observer les hommes de son temps et décortiquer leurs habitudes.

Mais alors qu’un miroir est toujours utile pour éclairer un coin sombre, celui-ci jette sur toute la scène une obscurité énigmatique dont le photographe a emporté l’explication dans la tombe.

Auteur d’« Avant d’oublier I et II » (coédition Antoine-L’Orient-Le Jour), Georges Boustany vous emmène toutes les deux semaines, à travers une photographie d’époque, visiter le Liban du siècle dernier. Les ouvrages sont disponibles en libraire au Liban et mondialement sur www.antoineonline.com et www.BuyLebanese.com

Cette scène m’a fait penser à un billet paru dans Le Réveil du 26 juillet 1921 et signé Enoch, un nom de plume qui veut dire professeur en hébreu. Cet été-là, la Grande guerre s’est achevée depuis trois ans, le mandat français a démarré dans la foulée et le Grand-Liban a été proclamé il y a quelques mois. Enoch raconte son arrivée, un soir, dans un « bar...

commentaires (4)

Car en matière de réflexion, la femme n'est pas un "objet". Elle est "la" photographe. Pour moi, le débat est clos.

Nabil

05 h 29, le 01 mars 2023

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Commentaires (4)

  • Car en matière de réflexion, la femme n'est pas un "objet". Elle est "la" photographe. Pour moi, le débat est clos.

    Nabil

    05 h 29, le 01 mars 2023

  • Malgré le (toujours beau) texte de G. Boustany, je reste perplexe. Voilà un miroir qui réfléchit l'image d'un objet (la femme) qui se situe forcément DERRIÈRE le photographe. Pas DEVANT. Compte tenu de la disposition du comptoir et des clients, il y aurait lieu de croire que l'entrée du 'bar américain' serait derrière le photographe... Auquel cas, la femme serait en réalité la caissière bien installée derrière son comptoir, à la sortie, et le photographe l'aurait fait entrer, bien malicieusement, dans le bar et dans son cliché. Non?

    Illico Presto

    13 h 20, le 28 février 2023

  • On ne pourrait pas dire qu'il s'agit d'un endroit à Beyrouth ! L'image dans le mirroir fait penser au film d'horreur de Alejandro Amenábar "Les Autres" il s'agit d'une apparance paranormale ... comme une fantôme dans le mirroir.

    Stes David

    09 h 12, le 28 février 2023

  • Je cite : """La femme, bien centrée dans le miroir, semble observer la scène au même titre que le photographe lui-même, à tel point que l’on pourrait penser qu’elle et ce dernier ne font qu’un. Mais non, elle n’actionne aucun déclic.""" Il y a plus d’un mystère, plutôt deux mystères pour une photo des années vingt. Le flou, le ""bougé"" léger et la position des mains de la dame, le personnage central. C’est une photo composée, chacun adopte une posture, un rôle. Voilà, deux mystères dévoilent un secret, si j’ose écrire. La femme, par la position de ses mains, semble réaliser un autoportrait. Elle tient, et le cache bien, entre ses mains l’accessoire de prise de vue par faible éclairage, ce qu’on appelle le ""déclencheur souple"". Sa technique est-elle d’une professionnelle ? Pas sûr, mais artiste dans l’âme, sûrement. Elle est inspirée des scènes de théâtre ou des tableaux de peinture. Un jour, un lecteur, et c’est arrivé par le passé dans cette rubrique, viendra dévoiler le mystère. Flou, mystère, la position centrale de la dame, en tout cas ce sont des atouts pour la rendre très belle.

    Nabil

    10 h 32, le 25 février 2023

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