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Lifestyle - La carte du tendre

Quand le Liban frissonne

Quand le Liban frissonne

Destructions du séisme du 16 mars 1956 dans le Chouf. Photo Coll. André Kassab

Il faut faire un safari au Kenya au moins une fois dans sa vie, et pas seulement pour y admirer la faune sauvage. Là-bas, il existe une faille immense que l’on appelle The Great Rift Valley – avec force majuscules – et qui est une espèce de plaine coincée entre deux chaînes de montagnes parallèles à l’océan Indien. Cette description vous dit quelque chose ? Bien sûr : cela ressemble, en bien plus monstrueux, à notre Békaa. Cette faille gigantesque isole l’Afrique de l’Est de l’Afrique de l’Ouest, bloquant du même coup l’humidité océanique et transformant le paysage de jungle en savane. Certains anthropologues disent même qu’ici est née l’humanité, car n’arrivant plus à se cacher dans les arbres, nos ancêtres furent contraints de se tenir debout afin de surveiller leur environnement, ce qui aurait libéré leurs mains, étape essentielle vers le développement technique.

Traversant le Mozambique, la Tanzanie, le Kenya et l’Éthiopie, le Rift longe la mer Rouge qui en est une résultante, avant de pénétrer, sur un axe parallèle à la côte méditerranéenne, vers la vallée du Jourdain et la Békaa : ici, on l’appelle la Faille de décrochement de la mer Morte ou encore Faille du Levant. Poursuivant sa route vers le nord, cette faille de plus de 7 000 kilomètres vient buter sur le sud de la Turquie, là même où a eu lieu l’effroyable séisme de ce 6 février. Et pour souligner davantage combien la position du Liban est précaire, il y a une cassure, une toute petite chose de rien du tout qui part de la Faille du Levant vers le Chouf en direction de Beyrouth : on l’appelle la Faille de Roum et c’est elle qui est responsable du dernier tremblement de terre qui a détruit une partie du Liban. C’était le 16 mars 1956.

Le chemin du collectionneur de vieilles images est pavé de hasards surnaturels, je pourrais en écrire un livre. Le dernier en date s’était produit la veille même du séisme de cette semaine : c’était dimanche dernier, sa femme Colette venait de me confier des photos ayant appartenu au regretté André Kassab, propriétaire du studio Middle East Photo Center à Sodeco et qui nous a prématurément quittés l’automne dernier. Devant mes yeux, cette photo de maison effondrée. Au verso, une date tamponnée à l’encre : 16 mars 1956. J’avais regardé cette image, je l’avais scannée, il était 21h23, et je m’étais fait la réflexion, en allant vérifier dans mes archives, que c’était presque la même heure que le séisme en question, qui avait eu lieu à 21h32. Je m’étais du coup souvenu que je n’avais jamais évoqué cette catastrophe, qui pourtant faisait partie de notre histoire récente et même de la mémoire de ma propre famille dont la maison de Jiyeh s’était effondrée ce jour-là.

Cette photo donne une idée du style de maisons dévastées par le tremblement de 1956 : de vieilles bâtisses en pierre de taille, voûtes au rez-de-chaussée, arcades aux étages supérieurs, toute la beauté de notre architecture traditionnelle de campagne avant l’invasion du béton. Mais, dans cette maison, l’arcade survivante est curieusement murée et réduite à la dimension d’une pauvre porte, les propriétaires n’ayant peut-être pas eu les moyens ou le temps d’y faire installer ces beaux montants de bois ouvragé et vitré que l’on retrouve dans les belles demeures de Beyrouth. La bâtisse semble isolée dans un cadre peu habité : nous sommes probablement dans le Chouf, la région la plus touchée par le séisme en question. Comme les autres demeures construites dans le même esprit, tout n’est que destruction : murs, plafonds, voûtes même se sont abattus de tout leur poids et l’on espère qu’il n’y avait personne en dessous cette nuit-là.

Un « doublet », comme celui de 2023

Ce 16 mars 1956, la terre trembla deux fois à onze minutes d’intervalle. Pour les scientifiques, il s’agit d’un phénomène rare, un doublet, et c’est sans doute ce qui l’a rendu aussi dévastateur, malgré des magnitudes de 5,3 puis de 5,5, bien moins impressionnantes qu’en Turquie cette semaine. On frémit à l’idée que nombre d’experts pensent que le séisme turc est aussi un doublet, avec deux secousses de même longueur d’onde et de magnitudes comparables (7,8 puis 7,5) espacées de quelques minutes.

Mais la comparaison ne s’arrête pas là : on est impressionné de retrouver au Liban, cette semaine, les mêmes réflexes qu’il y a près de 67 ans. Le séisme de 1956 ayant eu lieu en soirée, les survivants paniqués avaient gagné qui les vergers, qui les collines inhabitées, qui les places et les jardins publics, et jusqu’au nouveau boulevard de l’aéroport de Khaldé où les familles avaient passé le reste de la nuit dans leurs véhicules. Certains inconscients, ignorants du danger du tsunami, avaient même choisi de se réfugier sur les célèbres plages de Jnah (Saint-Simon, Saint-Michel…) avec matelas et peignoirs dans le froid de la nuit : se fût-il produit à l’instar de celui de l’an 551 qui détruisit Beyrouth, le raz-de-marée aurait emporté des milliers de personnes. Et comme de nos jours, quand bien même il n’y avait pas de médias sociaux ni de moyens de communication rapides, le téléphone étant même hors d’usage, les rumeurs les plus folles et les plus alarmistes avaient tenu les gens réveillés toute la nuit. Et si, en revanche, il y avait de l’électricité, alors que nous avons dû nous réveiller en sursaut dans la nuit noire et au milieu d’une tempête aux fracas apocalyptiques, les pompiers de l’époque n’avaient aucun moyen d’avertir ou d’être avertis. Enfin, exactement comme aujourd’hui, les services publics ne disposaient d’aucun plan de secours d’urgence. En 1956, ils avaient dû faire face à un état d’anarchie qui aurait pu être fatal si le séisme avait concerné directement la capitale. Même à la tête de l’État, et mis à part le président Chamoun, il n’y avait qu’un gouvernement démissionnaire, celui de Rachid Karamé, qui ne pouvait qu’expédier les affaires courantes… Il avait fallu attendre plusieurs précieux jours avant que Abdallah Yafi ne prenne le relais.

Le tremblement de 1956 aura des conséquences à long terme, dont la moindre n’est pas le développement du nouveau camp de réfugiés de Aïn el-Héloué, à l’est de Saïda, où l’Unrwa va rassembler les réfugiés palestiniens sinistrés dans le Sud-Liban et leur offrir des tentes et des équipements sanitaires. Plus tard, l’Office de la reconstruction, dirigé par le ministre des Travaux publics Émile Boustany, y procédera à la construction d’habitations populaires en dur en application du plan Écochard, consacrant la pérennité du camp, aujourd’hui le plus peuplé du Liban, au grand dam des propriétaires fonciers des environs. Une taxe sera également imposée à l’occasion du séisme, dont certaines dispositions resteront en vigueur durant les décennies suivantes…

Le bilan officiel final de la catastrophe ne sera rendu public que le 19 juin 1956 : près de 140 morts et des centaines de blessés, 6 000 maisons détruites dans près de 400 villages (l’épicentre, Chehim, ayant presque totalement été rasé), 60 000 sinistrés, 60 millions de livres libanaises de dégâts. Et quand on pense que ce tremblement de terre, coup de grisou inattendu en pleine prospérité du mandat Chamoun, a laissé des traces indélébiles, on imagine ce que laisseront aux générations futures les tragédies de Turquie et de Syrie dont les images les plus terrifiantes déferlent en ce moment sur nos écrans. Quant à espérer que cela réveille chez nos dirigeants une prise de conscience et une nécessité de se préparer au grand séisme qui ne manquera pas un jour de survenir chez nous, « attends, mulet, que l’herbe pousse », comme dit le dicton populaire.

Auteur d’« Avant d’Oublier I et II » (coédition Antoine-L’Orient-Le Jour), Georges Boustany vous emmène toutes les deux semaines, à travers une photographie d’époque, visiter le Liban du siècle dernier. Les ouvrages sont disponibles en libraire au Liban et mondialement sur www.antoineonline.com et www.BuyLebanese.com

Il faut faire un safari au Kenya au moins une fois dans sa vie, et pas seulement pour y admirer la faune sauvage. Là-bas, il existe une faille immense que l’on appelle The Great Rift Valley – avec force majuscules – et qui est une espèce de plaine coincée entre deux chaînes de montagnes parallèles à l’océan Indien. Cette description vous dit quelque chose ? Bien sûr : cela...
commentaires (1)

On ne prend pas au sérieux le rôle du hasard dans les catastrophes. Mais d’abord, je cite l’avant-dernier paragraphe ((le tremblement de 1956… et les conséquences à long terme, dont le camp d’Ain el Héloué…)). Petite précision, c’est le ministre Émile Boustany, celui des grands chantiers au Golfe (un article du journal a récemment consacré une page à l’un de ses projets d’hôtellerie Al Boustan), et non pas son homonyme, l’autre Émile Boustany qui a dépouillé le Liban de sa souveraineté par la signature d’un accord au Caire. Nous sommes bien d’accord. Vous écrivez : ""UN DOUBLET, COMME CELUI DE 2023"", me fait penser à la double explosion au port de Beyrouth, l’autre séisme qui ne cesse de faire des vagues. Souvent le cataclysme s’annonce par un double avertissement, comme le séisme en Turquie. Comme ça, il y a des lieux propices au malheur. Rien que dans le périmètre du port on a vu l’avion du ministre Boustany plonger en mer causant sa mort par un double choc quand il atteint l’eau. La mort de M. Hariri par une double explosion au camion piégé, et finalement, la double explosion au port. Les mauvais souvenirs me rappellent les Syriens, mauvais artilleurs, dont les obus tombaient par double dans le même périmètre maritime. Il y a des ressemblances dues au hasard, mais qui ne sont nullement dues à une malédiction du ciel ou de la terre.

NABIL

02 h 35, le 11 février 2023

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Commentaires (1)

  • On ne prend pas au sérieux le rôle du hasard dans les catastrophes. Mais d’abord, je cite l’avant-dernier paragraphe ((le tremblement de 1956… et les conséquences à long terme, dont le camp d’Ain el Héloué…)). Petite précision, c’est le ministre Émile Boustany, celui des grands chantiers au Golfe (un article du journal a récemment consacré une page à l’un de ses projets d’hôtellerie Al Boustan), et non pas son homonyme, l’autre Émile Boustany qui a dépouillé le Liban de sa souveraineté par la signature d’un accord au Caire. Nous sommes bien d’accord. Vous écrivez : ""UN DOUBLET, COMME CELUI DE 2023"", me fait penser à la double explosion au port de Beyrouth, l’autre séisme qui ne cesse de faire des vagues. Souvent le cataclysme s’annonce par un double avertissement, comme le séisme en Turquie. Comme ça, il y a des lieux propices au malheur. Rien que dans le périmètre du port on a vu l’avion du ministre Boustany plonger en mer causant sa mort par un double choc quand il atteint l’eau. La mort de M. Hariri par une double explosion au camion piégé, et finalement, la double explosion au port. Les mauvais souvenirs me rappellent les Syriens, mauvais artilleurs, dont les obus tombaient par double dans le même périmètre maritime. Il y a des ressemblances dues au hasard, mais qui ne sont nullement dues à une malédiction du ciel ou de la terre.

    NABIL

    02 h 35, le 11 février 2023

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