Journal (1912-1939) de Maurice Garçon, Les Belles Lettres/Fayard, 2022, 736 p.
Maurice Garçon, avocat et homme de lettres, né en 1889, a entrepris la rédaction de son Journal en 1912. Ce document a été conservé par ses descendants et est maintenant en cours de publication. Le volume concernant la période de la Seconde guerre mondiale a été publié en 2015, suscitant un très grand intérêt comme témoignage de ces années terribles.
Ce premier tome concerne le début du Journal. Les deux éditeurs du texte ont fait un travail considérable de recherche, en particulier dans les archives judiciaires, pour élucider toutes les références du texte.
L’auteur parle bien de ses états d’âme mais peu de sa vie personnelle, il est très peu mention de son mariage et de ses enfants. En revanche, il peut être assez acerbe envers ses contemporains avec parfois un sentiment net de supériorité. À certains moments, cela peut être rapproché du Journal des Goncourt mais avec une moindre méchanceté. Il peut plutôt être comparé aux Choses vues de Victor Hugo témoignant du même étonnement face au monde devant lequel on se trouve.
Fils d’un professeur de droit, Garçon est bien évidemment un bourgeois avec beaucoup de réactions. Il est aussi d’un racisme certain et d’un fort antisémitisme propre à son temps (mais dans le second tome, on le voit s’insurger contre les persécutions de Vichy et du nazisme).
Il devient progressivement un grand avocat, ce qui l’amène à plaider dans de grandes affaires des années 1930. Il s’intéresse, mais avec beaucoup de scepticisme, à ce que l’on appelle « le paranormal ». Il publie aussi des recherches historiques et littéraires avec le but avoué d’entrer à l’Académie française (ce qui lui arrivera en 1946).
La chronique commence en 1912, quand il est encore étudiant en droit à la veille de devenir avocat. Il montre tout de suite un art du tableau souvent cruel. Ainsi un salon de l’aviation à la fin de 1912.
« J’avais pris la peine de faire un peu de toilette, m’imaginant qu’il s’agissait d’une réception élégante. Dès l’entrée, j’ai été bousculé par une foule de gens grossiers. Ils étaient des milliers qui se pressaient autour des stands. Je pense que la plupart ne comprenaient pas plus que moi mais ils avaient sur moi l’avantage d’être au fait du vocabulaire : fuselage, moteur Gnome, hélice intégrale, planeurs, ailes contrôlées, blindages contreplaqués ? C’était une cohue pleine d’enthousiasme qui discutait avec ferveur. Que faisaient tous ces mécaniciens lorsqu’il n’y avait encore ni automobiles ni aéroplanes ? »
Il nous donne cette description du cours de Bergson au Collège de France en 1914 :
« Tout à coup, il s’est fait un grand silence. Un frisson sacré a fait courber les dos. Le maître est entré. Il est maigre et sec dans sa redingote noire qu’éclaire une décoration d’un rouge vif qui paraît un peu neuve. Derrière lui, un flot de privilégiés fait son apparition. (…)
Une femme s’assied sur la balustrade de sa chaire. Le silence est devenu religieux. Il commence :
– Nous avons parlé la dernière fois… Heu… Nous avons discuté… Heu… Nous avons examiné… Heu… Dans notre dernier cours… Heu… Je veux dire dans notre précédent entretien… Heu… C’est-à-dire dans notre dernier exposé… Ou notre dernière discussion… Heu… Je ne tiens pas au mot…
Il allonge les dernières syllabes démesurément comme pour se donner le temps de trouver une expression juste qu’il n’arrive jamais à trouver. »
Il est assez indifférent à la crise de l’été 1914, mais donne une belle description de Paris entrée en guerre. Lui-même est réformé, ce qui lui vaut une réprobation générale, d’où une certaine acrimonie envers les combattants. Il s’en prend aussi à ce que l’on appellera le « bourrage des crânes » :
« Les journalistes sont assurément absurdes ou ils se moquent de nous. Jamais cette forme de style n’est tombée aussi bas. Il n’y a plus ni profondeur de pensée (à supposer qu’il y en ait eu quelquefois), ni esprit, ni raisonnement, et l’on nous traite comme des enfants à qui il faut raconter des contes. Pauvre nous ! »
Il est effaré de la violence qu’il voit autour de lui :
« À l’heure présente, les plus civilisés se vantent de cruauté et leur prétexte est d’opposer des représailles aux brutalités. J’ai entendu des hommes qui ne sont point cruels et qui parlent d’extermination générale, j’ai vu des juristes qui voulaient frapper sans mesure, affirmant qu’aujourd’hui les lois n’existent plus. »
« J’ai conversé avec un universitaire, habituellement de mœurs douces, et qui affirmait qu’il aurait plaisir à massacrer un père de sept enfants pour créer plus de peine et plus de chagrin. Chacun s’entend à déclarer que jamais avec l’ennemi on ne se montre trop abominable, mais pour un vol de montre, haro sur le baudet, et voilà tout l’appareil judiciaire en branle et la fusillade au bout. Nous manquons peut-être un peu de logique. Massacrons tous les prisonniers parce qu’ils sont allemands et nous serons d’accord avec nous-mêmes, mais ne parlons pas de notre civilisation supérieure et de notre inimitable esprit de justice et d’équité. »
On pourrait multiplier les extraits qui évoquent aussi l’arrivée de la psychanalyse en France ou du jazz (tous les deux rejetés). La part accordée aux années 1930 montre les déchirements de la société française.
Le talent de l’auteur est de rendre très vivants tous ces témoignages et descriptions qui constituent un enrichissement des connaissances sur toutes ces années.
Le futur académicien avait incontestablement un grand talent littéraire et c’est avec intérêt et plaisir qu’il est à lire.