Critiques littéraires

Sisyphe

Sisyphe

D.R.

Camus m’a sauvé de Bernard Bridi, Antoine, 2022, 926 p.

Ce n’est pas anodin, une vie entière dans les mains ! Qui plus est si c’est, dense et intense, celle d’un ami dont vous ne soupçonniez pourtant pas les mille facettes et dont vous découvrez les aventures périlleuses les plus improbables ! Un livre de plus de 900 pages, ce serait volumineux, mais c’est peu pour relater et documenter toute une vie personnelle et professionnelle. Nous vivons une époque où les points de repères s’effacent, où parler de soi c’est parler de son époque, où chacun d’entre nous est le héros du roman de sa vie. Le Prix Nobel de littérature 2022 le démontre magistralement dans son œuvre. « Si je ne les écris pas, les choses ne sont pas allées jusqu’à leur terme, elles ont été seulement vécues », écrit Annie Ernaux. 900 pages c’est peut-être grandiloquent mais l’auteur a toujours vu grand et il le décline au fil de ses pages avec un sens de l’humour qui le sauve autant que « Camus l’a sauvé » et avec un sens tragique du destin qui se brise.

Il est vrai que Bernard Bridi est un aventurier moderne et d’aventure, il est amené à « superviser le déroulement des opérations d’une organisation tentaculaire aux pouvoirs étendus, aux moyens infinis, à la dimension monde » ou présider au destin en papier glacé d’un magazine luxueux pour hommes. Et puis soudain, la machine se grippe. Il faut rebondir. Rouler son rocher jusqu’au sommet. « On dit que la réussite dépend de trois facteurs : être là où il faut, quand il le faut, et savoir tendre la main pour saisir les opportunités. J’ai rarement pu jouir, réunir les trois éléments en même temps. Et quand elles se sont présentées, elles venaient soit en ordre dispersé, soit il y en avait une qui manquait à l’appel. Quand je les ai provoquées, je n’ai pas su ou pas pu, les retenir… » Redresseur de torts antiesclavagistes sur un puits de forage balayé par des vents terribles en plein océan au large du Gabon. Qu’est-ce que tu as été faire sur cette galère ? Directeur de campagne d’un candidat aux législatives. Que fais-tu en politique ? Publicité, assurances, dialogues des alphabets. Quel est le lien entre toutes ces bifurcations de la vie ? Quel est le fil d’Ariane dans le labyrinthe de sa vie ? Ce sont les accents vibrants d’un retour sur soi, sans complaisance. Faire le point d’une vie avec humilité et vérité. Se demander au seuil de la vieillesse si le gauchiste de l’École des Lettres a trahi et si ce que nous avons accompli « valait la peine d’être vécu ».

Et si cette réussite tant recherchée et parfois déçue, d’autres fois sollicitée et atteinte, si ce « brin de bonheur » qui fonde une vie étaient remportés par une victoire sur la langue ? Celle-là que Bridi n’avait maniée que pour des rapports, des plans d’actions professionnels ou au mieux pour des reportages journalistiques et des éditoriaux, cette langue qu’il a su maîtriser et faire plier à ses humeurs pour que le lecteur, parcourant les pages aventureuses du roman de sa vie, ait vécu aussi intensément ses soubresauts et ses amertumes, ses péripéties haletantes et ses visions grandioses…

Que reste-t-il d’une vie qui débute par un coup tyrannique du sort, la perte d’une mère, se prolonge par les quatre cents coups du Lycée de la mission laïque de Beyrouth, s’éblouit par les rêves de liberté et de justice inspirés par mai 68, puis avance cahin-caha, une bourse d’études en France manquée d’un cheveu alors qu’elle est méritée et à cause d’une erreur de formulaire, en passant par le tunnel sous la Place Sassine tapissé d’arbres en céramique et les détours fabuleux dans les sables et les pays émergents d’Arabie, que reste-t-il de tout ceci sinon l’essentiel ? Le sentiment délicieux de l’avoir accomplie parce qu’elle fut écrite.


Camus m’a sauvé de Bernard Bridi, Antoine, 2022, 926 p.Ce n’est pas anodin, une vie entière dans les mains ! Qui plus est si c’est, dense et intense, celle d’un ami dont vous ne soupçonniez pourtant pas les mille facettes et dont vous découvrez les aventures périlleuses les plus improbables ! Un livre de plus de 900 pages, ce serait volumineux, mais c’est peu pour relater...

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