Entretiens

Oliver Rohe : un livre à vif

Oliver Rohe : un livre à vif

D.R.

Dans une station balnéaire à vingt kilomètres de Beyrouth, dans un des quatre blocs de bungalows, vivent un adolescent, sa mère et sa sœur. Ils ont fui Beyrouth-Ouest, ils cherchent un refuge dans la guerre qui fait rage, ils ont peu de moyens et le père est absent.

C’est dans ce décor de béton, vide l’hiver et plein l’été, mais qui se remplit aussi parfois quand d’autres fuyards viennent s’y réfugier, que le narrateur tente de vivre au mieux son adolescence compliquée. En bande, au gré des ouvertures ou des fermetures d’écoles, des maigres rentrées d’argent, des amitiés et des amours qui se nouent et se défont.

Dans un récit âpre et tendu, au moyen d’une langue réinventée pour être au plus près de l’événement et des mots qui le disent, Oliver Rohe compose ici un texte angoissant et émouvant, exigent et radical. Il s’empare pour la première fois d’un « je » qui se livre à visage découvert, et d’une topographie qui inscrit son « témoignage » dans une géographie et une histoire, toutes deux lisibles et explosives. Après Défaut d’origine et Terrain vague, publiés chez le même éditeur, il revient sur son expérience de la guerre civile avec un désir de la revivre pour la restituer au plus près de sa vérité, de ses peurs et de ses violences. Il écrit ici un livre à vif, un chant épique bouleversant.

Pourquoi avoir écrit sur cette guerre après tant d’années, alors que visiblement c’est une expérience de vie qui vous a touché de si près ? La question est double : pourquoi avoir tant attendu et pourquoi l’avez-vous fait à la première personne, à travers un « je » omniprésent ?

Mon éditeur dirait que c’est un texte que j’essaie d’écrire depuis vingt ans. Et il a sans doute raison. Mes livres précédents ne nomment jamais le pays ni ne s’appuient sur des prénoms qui pourraient trahir la zone géographique ou l’histoire. À cela différentes raisons, dont une difficulté personnelle à en parler et c’est pourquoi la lecture donne cette impression d’une expérience encore à vif. Être parti du Liban quelques mois avant la fin de la guerre, c’est avoir emporté avec soi les images de la guerre. Elle est restée très présente dans mon imaginaire et mon image principale de ce pays est une image de guerre – ce qui s’est sans doute accentué avec l’éloignement géographique et la perte progressive du paysage libanais dans ma mémoire. Peut-être qu’avec ce livre, je pourrai m’en débarrasser enfin !

Quant à l’usage du « je », c’est une question de probité : je ne voulais pas m’excepter de ce que je décrivais, je ne suis pas en dehors de tout ça. Une guerre civile qui dure quinze ans n’épargne personne, sa violence se diffuse de manière généralisée. Je ne voulais pas construire des personnages que je regarderais agir de l’extérieur et mon « je » n’est pas celui de l’autofiction. Je souhaitais être le plus exact, le plus honnête, le plus près du vécu possible, respecter autant que faire se peut le souvenir, ne rien inventer. Mon intention est donc davantage du côté du témoignage que de la fiction. Mais il faut dire qu’avec l’amnésie politique sur cette période de la guerre et la chappe de plomb du silence qui l’a recouverte, j’ai eu le sentiment que ces dix-huit années de ma vie étaient quasiment devenues une fiction. J’ai donc écrit pour revivre cette expérience-là, pour la retraverser et pour m’en débarrasser enfin, peut-être.

C’est un texte qui suinte l’angoisse que vous livrez là. Il restitue de façon très efficace l’atmosphère de la guerre et ce de façon quasiment obsédante. Était-ce là votre intention ?

Comment peut-on écrire un texte doux sur la guerre ? Je ne voulais pas non plus faire de pornographie, c’est pourquoi il y a dans le ton une relative neutralité, je n’en rajoute pas… Pourtant, si on regarde bien, la guerre n’arrive qu’à la toute fin du livre, le reste c’est ce qui se passe « entre », entre deux rounds, entre deux batailles. Et même si les écoles rouvrent, si les fêtes recommencent, si la vie reprend ses droits, on est quand même dans la guerre. Quand on parle de la guerre, je constate que c’est surtout de Beyrouth qu’on parle. Moi j’ai voulu décentrer l’expérience de la guerre, montrer qu’elle est aussi présente à Jounié par exemple, alors que les lignes de front sont loin. Et le choix de situer mon livre dans une station balnéaire n’est pas anodin. Parce que beaucoup de ces stations balnéaires ont été construites pendant la guerre ; elles étaient pensées comme des espaces de loisir certes, mais aussi à des fins d’accueil des populations déplacées. Beaucoup de hauts responsables phalangistes venaient passer des vacances sur place, donc les treillis, les armes, les gardes du corps étaient omniprésents et cohabitaient avec des matches de foot, des beach parties, etc. La guerre était présente tout le temps mais autrement, en dehors des batailles.

Vos personnages ne sont pas sympathiques et vous ne faites rien pour les rendre plus attachants. On a le sentiment que vous souhaitez prendre le lecteur à rebrousse-poil et que vous faites cela sans doute pour tordre le cou aux clichés.

Je ne voulais pas qu’il y ait d’identification possible aux personnages. Ce n’est pas un roman et je ne souhaitais pas susciter d’empathie pour des personnages auxquels on s’identifierait et s’attacherait. Mon souci n’est donc pas de provoquer l’adhésion psychique du lecteur. Et je pense même qu’offrir au lecteur la possibilité de s’identifier serait une faute morale. Je suis davantage, comme je l’ai dit d’emblée, du côté du témoignage. Alors, il est vrai que j’étais terrifié et, de plus en plus au fil du temps, que l’angoisse était tout le temps présente, ce qui est palpable dans mon texte. Mais en même temps, j’étais extrêmement heureux de vivre en bande, et quand il s’est agi de partir, je ne le voulais absolument pas. Quitter le Liban a été quelque chose de très déchirant pour moi. Si la guerre a une présence massive et ininterrompue, elle n’empêche pas la vie de se poursuivre et la vie ici, c’est les amitiés, les émois adolescents, la drague, la piscine, le foot et les fêtes. Comme si la guerre était le tuteur et la vie, la plante qui pousse autour. Mon livre est aussi un livre sur l’adolescence, ses émois, ses errements, ses bonheurs.

Votre texte a une très forte dimension à la fois géographique et topographique. Vous égrenez fréquemment des listes de noms de lieux très précis, les déplacements sont toujours décrits de façon détaillée dans l’espace de la station balnéaire. Pourquoi cela et pourquoi cette insistance ?

Parce que c’est une expérience d’enfermement. Je ne pouvais pas sortir de la station balnéaire… Avec le confinement, on a mieux compris ce que représentait l’enfermement. Et dans l’expérience que je restitue, c’est l’hiver, la station balnéaire est vide et moi, je suis enfermé dans du béton. Cette insistance dont vous parlez correspond à deux choses. D’abord, mon narrateur est un exilé. Il a vécu à Beyrouth-Ouest, il a perdu cet ancrage, il débarque dans un lieu neuf qui a ses propres règles et même sa propre langue. C’est une préfiguration de ce que sera plus tard l’exil. Le déplacement forcé est une expérience commune très élargie. Et quand on la vit, nommer les villes, les communes, les localités est une manière de se familiariser avec les lieux, de s’intégrer ; comme un aveugle qui touche les murs pour savoir où il se trouve. Par ailleurs, comme je m’étais interdit toute référence aux noms libanais dans mes livres précédents, noms de lieux ou de personnes, il y avait comme une jouissance à les faire exister ici, à les faire rentrer dans la langue française. Donc ça procède aussi de ça, de ma relation à la langue française et à ce que je tente d’exprimer dans cette langue.

Une autre caractéristique de votre écriture est dans le rapport au temps. Les temps grammaticaux sont chahutés, vous pratiquez des sauts temporels sans arrêt. Est-ce votre façon de dire que le rapport au temps s’est déréglé ?

Mon texte est écrit majoritairement au présent. Ça ne marchait pas autrement. Il me fallait revivre l’expérience pour parvenir à l’écrire. Le présent, c’est aussi le présent de l’écriture. Par ailleurs le temps, dans la guerre ou dans la station balnéaire, n’existe pas, il disparaît. Il n’y a que deux catégories : le vide et le plein. En hiver, c’est le vide ; en été, le plein. Mais comme la guerre fait aussi venir des gens à la station balnéaire, il se crée parfois une confusion entre l’été et la guerre. Donc oui, le rapport au temps est détraqué. Mais il y a autre chose. Il y a la difficulté pour ma génération à se projeter dans l’avenir. Ce rapport au temps détraqué est le legs le plus tragique de la guerre. En mode survie, on ne vit qu’au présent. C’est pourquoi le narrateur a une courte vue. Il n’y a pas de continuité, tout est haché, dissocié.

Parlons plus généralement de la langue que vous déployez dans ce texte : phrases courtes, retours à la ligne, ruptures sémantiques fréquentes, travail sur l’oralité… Avez-vous cherché à écrire le français comme le parlent les Libanais ?

Oui, bien sûr ! Je ne voulais pas écrire le français comme les Libanais qui l’ont appris à l’école française. Je n’ai pas de langue maternelle. Je suis étranger à la langue française. Et donc si je veux faire ressortir ma part libanaise, il ne faut pas la faire disparaître dans un français impeccable. Il importe d’interroger la langue qu’on écrit. Écrire comme un bon élève, je l’ai fait et j’ai mis du temps à m’en débarrasser. J’ai cherché à faire l’opération de traduction de la guerre et de son langage en français. La guerre n’a pas eu lieu en français. Et moi, je voulais faire rentrer la langue de l’événement dans la langue française. Cette opération de traduction introduit dans la langue française une certaine violence, mais cette violence est nécessaire. Il me fallait ne pas avoir peur de répéter ou de mal dire, ce qui correspond d’ailleurs à la situation du mauvais élève que j’étais et dont la mère craignait de le voir redoubler sa classe. Je réalise donc une opération d’importation d’un corps étranger dans la langue française ; ce corps étranger c’est par exemple l’arabe montagnard des miliciens que je veux faire entendre dans mon français, et le faire de l’intérieur. Le Liban est très fragmenté linguistiquement, on y parle plusieurs français et plusieurs arabes aussi.

Abordons pour finir l’absence du père dans votre récit. Non seulement, il est absent physiquement puisqu’il ne se trouve pas au Liban, mais il est absent symboliquement aussi : ni lettres, ni coups de fils, ni même mentions dans les conversations. Pourquoi cela ?

Parce qu’il était réellement très absent. Dans la société libanaise en guerre, être une famille sans père créait une difficulté immense en termes matériels mais aussi en termes de sécurité. La société libanaise est structurellement patriarcale et la virilité s’y exprime de façon exacerbée. Ma mère était divorcée, ce qui à l’époque avait pour conséquence une certaine marginalité sociale. Mais c’est aussi un problème politique, être issu d’un couple mixte est une question politique qui touche aussi à l’appartenance communautaire, à la « pureté » du sang. Par ailleurs, la question de l’incapacité des femmes à transmettre la nationalité se pose, dans le cas du divorce, de façon encore plus brûlante. Ma sœur et moi ne sommes pas Libanais et même au milieu du chaos de la guerre, il nous faut faire les formalités d’obtention de cartes de séjour. Aujourd’hui encore, je dois avoir un visa ou une carte de séjour au Liban. Donc je suis traversé par toutes ces fractures-là, liées à la question du père et de son absence.

 

Propos recueillis par Georgia Makhlouf

Chant balnéaire d’Oliver Rohe, Allia, 2023, 160 p.

Dans une station balnéaire à vingt kilomètres de Beyrouth, dans un des quatre blocs de bungalows, vivent un adolescent, sa mère et sa sœur. Ils ont fui Beyrouth-Ouest, ils cherchent un refuge dans la guerre qui fait rage, ils ont peu de moyens et le père est absent. C’est dans ce décor de béton, vide l’hiver et plein l’été, mais qui se remplit aussi parfois quand d’autres...

commentaires (0)

Commentaires (0)

Retour en haut