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Lifestyle - La carte du tendre

Le jour d’après la fin du monde

Le jour d’après la fin du monde

Les survivants de la « Guerre des deux ans » visitant le centre-ville de Beyrouth en novembre 1976. Photo Coll. Georges Boustany

Une procession. Le jour d’après la fin du monde, le soleil se lève sur un paysage d’une insondable tristesse. Ils errent, hébétés, au milieu d’une chaussée qui semble avoir été labourée par une secousse sismique. Ils marchent comme sur des œufs, mais ce ne sont pas des œufs, non, ce sont les débris de leur ville. La scène est à ce point irréelle que l’on dirait du cinéma. Autour de ce flot d’anonymes qui marchent à la manière d’une armée de zombies, on ne voit que la dévastation : l’image exprime, mieux que tous les mots du monde, l’horreur du cauchemar qui s’achève.

Mais il y a aussi des choses poignantes que l’image n’exprime pas, à commencer par les souvenirs qui tourmentent ces gens et qui les empêcheront de dormir durant des années. Ces souvenirs, éclairés d’une lumière onirique, se superposent sur leurs rétines lorsqu’ils contemplent la ville martyre : les embouteillages inextricables dans lesquels bus et tramways se fraient un chemin ; des klaxons impatients, exaspérés ou juste solliciteurs ; une foule chamarrée dont chaque atome sait où il va et y va résolument ; des pavés, des trottoirs, des passages crasseux, des façades bariolées, patinées, multicolores, traversées d’immenses affiches de cinéma peintes à la main et sur mesure, des arcades ombragées et des souks tortueux ; des odeurs, mon Dieu les odeurs ! de vieux bois, d’entrées moisies, de friture, de grillades, de transpiration, de chicha, d’urine, de poisson et de légumes qui pourrissent, d’épices, de gaz d’échappement, de parfums capiteux… c’était Beyrouth, c’était leur jeunesse à Beyrouth.

Ils errent dans une allée de cimetière qui fut Maarad, et le soleil rasant de l’automne jette sur eux une clarté sépulcrale. Ce sont tous des survivants, au sens propre : chacune de ces silhouettes a échappé à la mort. Chacune connaît quelqu’un qui a été fauché ou quelqu’un qui a perdu un membre de sa famille ou une connaissance. Dix-huit mois après le 13 avril 1975, la Guerre des deux ans vient de s’achever à la libanaise, laissant derrière elle un pays exsangue, un centre-ville anéanti et des dizaines de milliers de victimes civiles qui n’avaient rien demandé à personne.

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« Voilà c’est fini », se disent-ils, et ils promettent, jurent, crachent : « Plus jamais ça ! » lls errent, le regard perdu, tentant d’appréhender la scène, de la ramener à une échelle humaine, c’est-à-dire acceptable. Mais rien n’est à l’échelle humaine dans cette scène, alors ils observent avec fascination et terreur rétrospective le résultat de la folie, de la stupidité des hommes et ils se remémorent ces terribles images qu’ils avaient vues à la télévision ou dans la presse écrite, ces combattants masqués à longs favoris, chemises fleuries à cols immenses, talons hauts et pattes d’eph, qui couraient sous la mitraille ou mitraillaient des adversaires invisibles. Ce qu’ils devaient avoir peur, ces miliciens, pour tirer avec cette rage aveugle sur un ennemi qui avait aussi peur qu’eux. Ce ne sont pas eux les criminels, non ; les criminels ce sont ceux qui leur ont lavé le cerveau et les ont convaincus qu’il fallait torturer et tuer des adolescents de leur âge sous je ne sais quel prétexte.

Cette photo prise en novembre 1976 a 46 ans. Et si je l’ai choisie aujourd’hui, ce n’est pas seulement à cause de cet anniversaire. Ni à l’approche de la fête des Morts. Ni parce que les automnes libanais sont propices aux changements historiques. Non, si je l’ai choisie, c’est parce que nous sommes cette foule qui marche dans les ruines. Le pire sexennat depuis l’indépendance est sur le point de s’achever. C’est une simple constatation : je ne désigne pas les responsables, l’histoire s’en chargera.

Le silence des ruines

L’histoire de la guerre du Liban est faite de ces plages de paix après les naufrages. Dans ces moments de grâce régulièrement automnaux, où les belligérants ont besoin de repos, la ville se réunifie, la ligne de feu disparaît comme par enchantement, ceux qui s’entre-tuaient à la demande s’embrassent à la demande, et le menu peuple se promène dans les ruines. Ce fut le cas en novembre 1976 (cette image), en octobre 1978 après la Guerre des cent jours, en octobre 1982 après le retrait israélien de Beyrouth. Et enfin en octobre 1990, après les quinze ans de guerre.

Ils errent dans le silence des ruines. Je me souviens de ce silence écrasant durant ces différentes phases de réunification de la ville, le silence de ces façades, désormais muettes, qui nous observaient les yeux crevés et la mort dans l’âme ; on n’entendait que nos pas dans les gravats, nos murmures étranglés, le bruit de quelque canalisation crevée, les piailleries de moineaux inconscients, le souffle des courants d’air dans les herbes folles. Je me souviens de l’odeur de vieux cramé, de cette poussière grise qui remonte comme de la pourriture le long des jambes. Comme ces anonymes, l’on regardait ce spectacle atroce les mains dans les poches, je ne sais pas pourquoi ; peut-être parce que l’on se sent tout petit devant l’ampleur du désastre.

Cette photo a été prise le lendemain de la fin du monde, avant l’arrivée des bulldozers d’Oger Liban qui allaient tout jeter à la mer, dans la baie du Normandy. Les survivants découvrent un centre-ville dévasté encore dans son jus : les commerces pillés et incendiés, les immeubles aux murs transpercés, les barricades composées de bus et d’autres éléments rassemblés à la hâte ; voilà, ci-gît Beyrouth de leur jeunesse, ci-gît leur jeunesse à Beyrouth, le bonheur était à peine perceptible qu’il finit déjà.

Nous aussi, en cette fin du mois d’octobre 2022, nous marchons entre les ruines de ce qui fut ; nombre d’entre nous marchent une énième fois, une fois de trop, dans les ruines de ce qui fut. Comme ces gens dans la photo, nous avons le sentiment que le changement arrive, que le plus dur est derrière nous ; en regardant les ruines avec le syndrome du survivant, on se dit que ce soleil rasant ne peut être que la lumière au bout du tunnel. Est-ce un hasard si cette image rappelle celles des survivants sortant des camps de concentration en 1945 ?

Et je n’ose penser à une autre version de cette histoire, où quelqu’un avertirait ces gens que « cela ne fait que commencer ». Que devant eux, cette lumière n’est pas celle de l’aube, mais du crépuscule, le début d’une nuit d’un demi-siècle dont ne nous sommes toujours pas sortis. S’ils savaient que quarante-six ans plus tard, ils en seraient toujours là, violés, bafoués, spoliés mais silencieux, la tête basse, supportant le dos rond l’humiliation quotidienne, s’ils savaient que les mêmes qui ont détruit et tué n’ont réussi à construire que quelque chose à leur image, s’ils savaient qu’en dehors de bulles étriquées le quotidien est toujours un enfer, s’ils savaient… mais ils ne savent pas, et comme nous aujourd’hui, ils accueillent le changement avec soulagement. Au Liban décidément, on n’a ni pétrole ni gaz, mais on a de l’espoir.

Auteur d’« Avant d’oublier » (les éditions L’Orient-Le Jour), Georges Boustany vous emmène, toutes les deux semaines, visiter le Liban du siècle dernier à travers une photographie de sa collection, à la découverte d’un pays disparu. L’ouvrage est disponible au Liban à la librairie Stephan et mondialement sur www.BuyLebanese.com

Une procession. Le jour d’après la fin du monde, le soleil se lève sur un paysage d’une insondable tristesse. Ils errent, hébétés, au milieu d’une chaussée qui semble avoir été labourée par une secousse sismique. Ils marchent comme sur des œufs, mais ce ne sont pas des œufs, non, ce sont les débris de leur ville. La scène est à ce point irréelle que l’on dirait du cinéma....
commentaires (1)

"Le pire sexennat depuis l’indépendance est sur le point de s’achever": Amine Gemayel vous remercie d'avoir épargner son sexennat calamiteux...

Ventre-saint-gris

10 h 51, le 31 octobre 2022

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Commentaires (1)

  • "Le pire sexennat depuis l’indépendance est sur le point de s’achever": Amine Gemayel vous remercie d'avoir épargner son sexennat calamiteux...

    Ventre-saint-gris

    10 h 51, le 31 octobre 2022

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