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Culture - Théâtre

Junaid Sarieddeen, l’empereur de l’expérimental

Le festival « Zoukak Sidewalks » a marqué son retour après trois ans d’absence avec un programme interdisciplinaire multigénérationnel de performances d’artistes locaux, éminents et émergents, du 24 novembre au 4 décembre. La troupe libanaise y a présenté sa plus récente production, « The Rave Empire », une expérience théâtrale unique à plus d’un titre.

Junaid Sarieddeen, l’empereur de l’expérimental

Le spectacle présenté par la troupe du théâtre Zoukak est une « expérience expérimentalement expérimentale ». Photo Tammo Walter

Si vous comptiez enfiler votre twin-set beige et vos ballerines de ville pour aller au théâtre, laissez tomber !

Pour accéder au théâtre Zoukak, il vous faut un minimum de look déjanté pour vous fondre dans le décor. Un pantalon sans coupe, une écharpe sans couleur, une chemise sans col, des hommes sans femmes et des femmes sans hommes, un peu de poussière sur vos galoches et une tignasse à défricher avec un bon peigne. Ici, les artistes ne sont pas que sur les planches, ils sont partout.

Si vous pensiez à une scène surélevée, avec des acteurs qui vous font face et qui se donnent la réplique en ne vous tournant jamais le dos, dans un dialogue cohérent et construit dans les règles de l’art, restez chez vous !

Si vous vous attendiez à un lever et une chute de rideau où vous partagerez avec vos amis des commentaires sur le spectacle, n’y pensez même pas : pas de rideau, pas de commentaires possibles. Le spectacle présenté par la troupe du théâtre Zoukak est une expérience expérimentalement expérimentale. Mais nous y sommes allé et nous avons… expérimenté.

Allez-y préparé

Compagnie théâtrale et association culturelle, Zoukak a été créée en 2006 dans le but de développer une plate-forme du théâtre et des arts de la scène, un canal de changement social dans un pays qui manque de politiques publiques culturelles et sociales adéquates.

La toute dernière production de la troupe, The Rave Empire, réalisée par Junaid Sarieddeen, est basée sur Empereur et Galiléen, une pièce écrite par Henrik Ibsen dans les années 1860. Ce spectacle raconte la vie de l’empereur romain Julien (361 à 363), surnommé « l’Apostat », le troisième empereur après Constantin. Son règne de trois ans a marqué la dernière tentative de l’histoire de rétablir le polythéisme en tant que philosophie politique et pratique de la vie. Depuis, le monothéisme a pris le dessus et notre structure mentale contemporaine s’est formée, modelée, encadrée par sa linéarité.

Le drame comprend deux parties : « Apostasie de César » qui nous montre le jeune prince sur le chemin du trône impérial, puis « L’empereur Julien », où la troupe suit le souverain sur la voie qui le mène à la chute et à la mort. Car dans sa recherche du troisième empire pour surmonter à la fois le monothéisme et le polythéisme, Julien avait trouvé la réponse à travers ce qu’il avait appelé « empereur-dieu et dieu-empereur » : sa révélation a été fatale.

De manière générale, il est recommandé de se documenter avant d’assister à un spectacle de Zoukak, et ceux concoctés par Junaid Sarieddeen, pilier fondateur de la troupe, n’échappent pas à cette règle. Et si, en faisant le malin, on se risque à demander des explications au metteur en scène, une réponse tout aussi déroutante que l’œuvre en elle-même vous est servie : « Dans cette performance, nous racontons cette histoire, affirme Sarieddeen. Quelle histoire ? Où vit l’histoire centrale ? Est-ce la pièce elle-même ?

Est-ce l’histoire de Zoukak ? Y a-t-il une histoire centrale ? Qui est le personnage principal Julien ? Est-ce le Galiléen ou Ibsen en tant qu’écrivain ? Serait-ce le metteur en scène de cette pièce ? Les interprètes en tant qu’individus ? C’est dans les histoires que réside le pouvoir, les histoires que nous racontons nous contrôlent. L’histoire en elle-même est une histoire énorme qui nous gouverne. »

Une pièce « rave party » qui se révèle une œuvre à vocation universelle, à la croisée de l’histoire des civilisations et de ses idéologies. Photo DR

L’histoire toujours racontée par les vainqueurs

Comment l’histoire ibséenne et les interrogations de Sarieddeen sont-elles traduites sur scène ? La scène, justement, se situe au niveau du public, évidemment. Quatre petits îlots formés d’un bureau, d’un siège et d’un ordinateur dont l’écran est visible par le public. Le chef d’orchestre qui dirige ces quatre points d’émission est au centre, c’est Junaid lui-même. L’écran montre tantôt le visage des quatre acteurs, tantôt des paysages libanais qui défilent (la corniche, les montagnes libanaises, etc.). Un texte est projeté sur le mur du fond et Junaid le lit, quelquefois de concert avec l’un des acteurs, quelquefois seul. Une musique s’élève, elle crève les tympans, mais le public d’artistes ou artsy tout court ne semble pas gêné outre mesure, au contraire, il a l’air d’affectionner particulièrement ce genre de « rave party ».

L’entrée en scène promet une expérience théâtrale... palpitante. Une voix grave de femme énumère tous les états, toutes les situations, tout ce qui définit Beyrouth et la vie quotidienne libanaise sur une liste de plus d’une cinquantaine de points. D’abord, il est question d’un certain Julien, puis des femmes, de la chimie, de la politique, de l’économie, des mafias, des armes, de l’histoire du Liban, de Dieu, du théâtre, de la culture, de la lumière et de l’obscurité, de la philosophie, de l’amour, de la violence, des chiffres, des tricheries, des réfugiés, du peuple, de la mort, du cimetière, de l’alcool, de la cocaïne, de la nicotine, de la caféine, du dollar, de l’aéroport, des émigrés, des décédés, du suicide, des taxis, des écoles, des médicaments, des couches, du Coran, des cloches, de l’unité nationale... et de l’explosion, « de l’explosion, de l’explosion », répété une dizaine de fois comme un mantra. Si l’histoire principale retrace la vie de l’empereur Julien, écartelé entre les valeurs d’un christianisme triomphant et celles d’un hellénisme finissant, cette grande pièce se révèle une œuvre à vocation universelle, à la croisée de l’histoire des civilisations et de ses idéologies. Julien veut réinstaurer le polythéisme, mais le peuple avait déjà adhéré à la religion chrétienne et abandonné l’adoration de multiples dieux. Ce qui intéresse le metteur en scène, ce n’est pas l’histoire en elle-même, mais uniquement la morale, pour dénoncer le fait que chaque histoire porte en elle son propre pouvoir. Comment une narration est-elle véhiculée de siècle en siècle ? C’est en fait le pouvoir qui fait arriver le récit comme il veut, là ou il veut. Ne dit-on pas que l’histoire est toujours racontée par les vainqueurs ? Le narratif est vu d’un seul angle, celui où se trouve le pouvoir. « Ce que j’essaie de faire, explique (enfin) le metteur en scène, c’est de démanteler le narratif unique afin de démanteler le pouvoir unique. En fait, l’histoire est racontée par Ibsen et nous racontons la version d’Ibsen, et à chaque fois, l’histoire épouse forcément le contexte et la contemporanéité de l’époque. Quand on commence à raconter l’histoire, chaque acteur la voit suivant son prisme de vie. »

Au spectateur également de décrypter ce genre de théâtre selon ses propres bagages et prismes personnels. Devant une pièce de Zoukak, il devient un participant récepteur de messages subliminaux. Et si vous ne captez pas tout d’un seul coup, c’est que le théâtre de Zoukak a ses adeptes, son mode d’emploi et ses codes.

Fiche technique

« The Rave Empire » mis en scène par Junaid Sarieddeen

Assistante réalisation : Jana Bou Matar

Conçu et interprété par : Omar Abi Azar, Lamia Abi Azar, Mohammad Hamdan, Maya Zbib, en plus de Khalil Hasan et Asaad Thebian

Musique : Joseph Junior Sfeir

Production : la compagnie de théâtre Zoukak

Coproduction : La Comédie-CDN de Reims, Ibsen Scope

Avec le soutien de Drosos Foundation, Hammana Artist House.

Si vous comptiez enfiler votre twin-set beige et vos ballerines de ville pour aller au théâtre, laissez tomber !Pour accéder au théâtre Zoukak, il vous faut un minimum de look déjanté pour vous fondre dans le décor. Un pantalon sans coupe, une écharpe sans couleur, une chemise sans col, des hommes sans femmes et des femmes sans hommes, un peu de poussière sur vos galoches et une...

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