Entretiens Édition

Pierre Nora, titan de l’édition

Pierre Nora, titan de l’édition

Une étrange obstination de Pierre Nora, Gallimard, 2022, 350 p.

Après Jeunesse sorti en 2021 chez Gallimard, Pierre Nora poursuit avec Une étrange obstination son entreprise de mémoire. Il revient dans ce tome de 350 pages sur cinquante ans de labeur au sein des éditions Gallimard, sur son rôle à la tête de la revue Le Débat et sur sa tâche en tant que directeur d’études à l’École des hautes études en sciences sociales. Une vie toute entière dédiée aux livres, aux auteurs et au savoir.

Pierre Nora confesse lui-même n’avoir longtemps profité du temps de ses vacances que pour… écrire. C’est sur le tard qu’il s’est accordé le temps de marcher. Homme pressé ? C’est à voir. Une étrange obstination dévoile le portrait d’un homme qui a traversé les soubresauts de son siècle pour mieux en rendre compte intellectuellement.

Rentré chez Gallimard en tant que jeune éditeur, Nora convainc le vieux Gaston (lire à ce sujet la merveilleuse biographie qu’a consacrée Pierre Assouline à Gaston Gallimard) de prolonger l’esprit de la collection « Archives » qu’il menait jusqu’alors chez Julliard en développant une collection « Bibliothèque des idées » qui serait un carrefour de rencontres des pousses intellectuelles de son temps. Depuis ce jour, il n’aura plus le temps de souffler. Mille livres naîtront.

Démarre alors pour Pierre Nora une véritable success-story puisque de confidentiels, les auteurs qui vont s’illustrer au sein de ses collections (« Bibliothèques des sciences humaines », « Bibliothèques des histoires » et « Témoins ») vont devenir de véritables stars - disons plutôt des phares - du monde intellectuel.

Chacun à sa façon, baignant dans le contexte culturel si excitant de la fin des années 70, va imposer sa marque en déposant au pied de l’éditeur (qui ne ménagera pas sa peine pour les refondre parfois) de grands livres : il s’agit entre autres de Aron, de Dumézil, de Claude Lefort, de François Furet, d’Emmanuel Le Roy Ladurie (dont le Montaillou, village occitan sera premier des ventes et vendu à 150 000 exemplaires), de Georges Duby, de Jacques Le Goff, de Jean-Pierre Vernant, de Foucault. Autant dire que le tableau de chasse de Pierre Nora éditeur constitue à lui seul un éblouissant palmarès.

De ce succès florissant et du regain qu’ont connus l’histoire et les sciences sociales, Pierre Nora nous ouvre les arcanes pour nous faire découvrir l’activité du travail d’éditeur. À nous donc simples lecteurs de pénétrer comme si nous y étions au sein des comités d’édition, dans le couloir des universités, au fond des salles de café, parfois à même le trottoir, partout où naissent les rencontres et où se forgent les idées. L’éditeur est un peu comme cet homme-orchestre (Pierre Nora saisit l’image parlante de « premier violon ») qui est sans cesse sur la brèche pour convaincre un auteur de lui rendre un manuscrit, le remanier souvent mais aussi tempérer les prises de bec de nos grands intellectuels qui n’en sont pas moins hommes et sujets à des passions aussi universelles que la jalousie, la médisance ou la vengeance. Lire à ce sujet les pages hilarantes autant qu’émouvantes d’un Michel Foucault menaçant séance tenante de quitter la maison Gallimard ou a contrario de la grande tenue d’un Marcel Gauchet refusant obstinément (un autre obstiné) qu’on le présente à l’Académie.

Le monde intellectuel de ces années-là est un monde de bruit et de fureur mais c’est un monde qui avant tout se plaît à forer inlassablement le creuset de la pensée. C’est toute la pratique du métier d’historien qui est renouvelée au cours de ces cinq décades. À partir du précieux héritage de l’École des Annales, Nora et sa troupe prolongent l’investigation historique en ouvrant une voie aux notions nouvelles de l’étude du climat, de la sensibilité, des rapports de force entre classes, de l’ethnologie, du structuralisme bien sûr, de la micro-histoire, de l’égo-histoire, de la psychanalyse ou encore à la notion d’héritage patrimonial, concept central qui poussa Nora à produire sa grande œuvre Les Lieux de mémoires publiée en quatre tomes de 1984 à 1992. Durant cinq décades, le matériau historique est devenu avec Nora un domaine vaste comme la vie.

Au cœur de la revue Le Débat que Nora a animée avec Gauchet et Pomain à partir de 1980 et qui vient de cesser son activité, la ligne de conduite fut toujours claire et tenue : « réaction à toutes les philosophies de l’engagement », « arrachement à toute inféodation politique », « revendication d’une indépendance de l’activité intellectuelle ». Pierre Nora a bien conscience que le monde a changé et que l’air qu’il respirait chez Gallimard, aux Hautes Études et dans sa revue Le Débat, cet air qui était fait comme il le dit de liberté, de qualité et de créativité, cet air-là s’est raréfié. Tel qu’il décrypte le monde contemporain, Nora a vu apparaître le phénomène de la mondialisation, de l’individualisme, du capitalisme financier, du numérique et du désastre climatique. Ce monde-là, dit-il, n’est plus le sien. Est-ce à dire que le temps des intellectuels est révolu ? Certainement pas.

Une étrange obstination ravira tous ceux pour qui lire et débattre est la plus belle aventure qui soit. « L’édition – celle que j’ai pratiquée – a été pour moi le plus beau des métiers, parce qu’il touche à tout, qu’il fait vivre au milieu des auteurs les plus différents et les plus inventifs. Elle n’a rien perdu de son intérêt, mais elle est seulement plus difficile à exercer ». Pour Pierre Nora, 82 ans, tous les hommes de bonne volonté, curieux et soucieux de l’activité de l’esprit sont invités à poursuivre le travail.


Une étrange obstination de Pierre Nora, Gallimard, 2022, 350 p.Après Jeunesse sorti en 2021 chez Gallimard, Pierre Nora poursuit avec Une étrange obstination son entreprise de mémoire. Il revient dans ce tome de 350 pages sur cinquante ans de labeur au sein des éditions Gallimard, sur son rôle à la tête de la revue Le Débat et sur sa tâche en tant que directeur d’études à l’École...

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