Comment êtes-vous devenue écrivaine, puisque cela s’est fait sur le tas, avec « This Man Called Ali », sorti en 2009 ?
J’ai toujours su que j’étais passionnée par l’écriture. Et même si, très tôt, j’ai tenu un journal intime, j’ai longtemps résisté à l’idée d’écrire pour les autres, sans doute parce que je voulais éviter de dire certaines choses, peut-être aussi parce que je voulais en fuir d’autres. Et puis aussi parce que je suis assez d’accord avec Marguerite Yourcenar, l’une de mes autrices préférées, quand elle disait : « Il est des livres qu’on ne doit pas oser avant d’avoir dépassé quarante ans. » Je ne dénigre pas le talent et le génie d’auteurs qui ont pondu des œuvres monumentales à des âges précoces, mais j’ai tendance à croire que pour produire une œuvre littéraire de fiction ou de non-fiction, il faut avoir du vécu, de la maturité, et une sagesse seulement accumulée avec le temps. C’est justement avec les années que je me suis naturellement éloignée de ma carrière d’entreprise pour me jeter complètement dans l’écriture.
D’où provient cet intérêt pour la politique ?
La politique a toujours été associée à mon histoire familiale, avec mon père (Ali Ghandour, fondateur de la compagnie d’aviation jordanienne Alia) qui a failli mourir à cause de la politique, puis notre déménagement forcé à Amman pour les mêmes raisons. Je viens donc d’une famille politique, et le rythme, la cadence que cela peut engendrer ne m’ont plus quittée. Ma rencontre avec la politique a donc été de l’ordre de l’intime. Cela dit, je pense que mon histoire est un peu celle de tous les Arabes qui ont tous ou presque été, d’une manière ou d’une autre, forcément en contact avec la politique. C’est quelque chose qui fait partie de nous. La plupart de ceux de ma génération qui ont été « touchés » par la politique l’ont été de façon tragique, presque fatale, dans la violence et la douleur. Mais il n’existe pas que ces expériences terribles. Nous sommes tous, dans cette région, des peuples exposés. Exposés de par la richesse de nos ressources qui font de nos pays des points stratégiques, exposés aussi de par l’intérêt et l’ingérence des forces étrangères qui sont là depuis toujours. En étant exposés et donc fragiles, vulnérables, la politique dans le monde arabe devient pour nous quelque chose qui touche notre être, notre essence, et qui relève de l’existentiel. Chacun de nous est ainsi une pièce de l’histoire de cette région.
Dans « This Arab Life », vous cartographiez la génération arabe, la vôtre, qui atteint l’âge politique dans les années 80, à travers le prisme de votre histoire intime. Où se situe cet ouvrage, entre le collectif et le personnel ?
L’idée, à travers ce livre, était d’aborder l’histoire par le bas. Partir d’une histoire personnelle pour en extraire une sorte de mémoire de ma génération, les Arabes levantins qui ont atteint l’âge politique dans les années 80. Il est vrai que dans This Arab Life, la paroi entre mon histoire privée et celle, plus universelle, d’une génération est relativement poreuse, et la projection du personnel au collectif a été pour moi quelque chose de confortable, du fait même qu’en dépit de tout ce qui nous sépare dans ce Croissant fertile, nous sommes tous liés par une même histoire collective. Je fais partie d’une expérience générationnelle. Et cette sorte d’expérience générationnelle ne se limite pas à mes congénères, elle s’applique aussi aux générations successives qui ont été touchées par les guerres régionales depuis 1967.
Justement, en parcourant les différentes époques évoquées dans ce livre, de 1967 avec la guerre des Six-Jours jusqu’à nos jours, on a comme l’impression que le monde arabe, les Arabes sont comme emprisonnés dans une certaine fatalité qui les fait espérer puis retomber…
Je suis de ceux qui refusent la notion de fatalité. Je crois véritablement au libre arbitre, au fait que chacun de nous a, dans une certaine mesure, un choix, le choix de prendre telle ou telle décision dont chacune découle sur une série de conséquences. Cela dit, le monde arabe, notamment ses régimes oppressifs, tend à nous pousser dans une certaine paresse, celle de se dire qu’on ne peut rien faire, que toute tentative de changement, ou en tout cas d’aspiration au changement, est vouée à l’échec. C’est quelque chose qui ne me satisfait pas tout à fait, car je pense que nous avions, que nous avons tous eu un choix, et c’est cela même que je tenais entre autres à exprimer dans ce livre. Mon livre n’est pas toutefois un blâme ou des reproches adressés aux peuples arabes, loin de là. D’ailleurs, je crois avoir tenté d’évoquer au mieux à quel point tout a été compliqué et difficile pour ces peuples-là. À quel point nous avons tous vécu au cœur d’une énigme, d’un dilemme : si l’on fait quelque chose, cela ne nous mènera à rien, et si au contraire on ne fait rien, rien ne changera. Ce dilemme-là est précisément ce qui sous-tend le silence de ma génération que j’interroge dans This Arab Life. Après, post-2011, ce dilemme a été secoué par les printemps arabes, lorsque tout d’un coup, on s’est dit qu’il était possible d’au moins chatouiller les régimes au pouvoir, sinon les ébranler. S’en est suivie une déception pénible, avant que la vague ne se déploie jusqu’à l’Algérie, jusqu’au Liban. Et c’est ainsi qu’en revoyant tout cela défiler, en voyant l’état de chacun de ces pays, du Yémen à la Syrie ou à l’Irak, on se rend compte que les peuples ont peut-être échoué à arriver à leurs fins, mais les régimes aussi ne sont plus ce qu’ils étaient…
Donc vous pensez que la région se rapproche de la fin d’un cycle ?
Je pense que les régimes arabes sont capables de se reproduire, par la force et la violence. Mais, en même temps, il n’existe plus de contrat social dans chacun de ces pays. Ce qui lie les peuples au pouvoir est désormais une relation extrêmement compliquée et impossible à maintenir, les régimes ayant même arrêté de prétendre prendre soin de leur peuple. Et rien que cela est quelque chose de cathartique.
Et le Liban, dans tout cela, puisqu’il occupe peut-être la moitié de l’espace de cet ouvrage du fait que vous y êtes rentrée en 1991, en disant que vous vous sentiez un peu comme « une touriste dans votre propre pays » ?
Il est pénible de le dire, mais le Liban est un failed state. En ce sens, c’est une expérience qui a échoué et qui était défectueuse, pleine de failles, dès son enclenchement. Le pire, c’est que ces failles, qui ont provoqué la guerre civile libanaise par exemple, ont été non seulement célébrées, mais aussi intégrées dans le système politique dont la plupart des joueurs sont des seigneurs de guerre reconvertis. Et le problème n’est pas seulement le confessionnalisme qui a gangrené la notion d’État dès l’indépendance, mais aussi et surtout le fait que notre économie est une économie politique, donc étroitement liée au confessionnalisme. Les forces de l’un et l’autre de ces pans se nourrissent les unes les autres, en n’ayant pas la moindre intention d’adresser la plus minime des réformes… Et cela n’est pas près de changer.
Très vite dans l’ouvrage, vous plantez le décor en assumant complètement le fait d’avoir été « une fille du régime », d’avoir été du bon côté du pouvoir. Ce privilège de classe a donc eu un impact sur le fond et la forme de « This Arab Life »…
La plupart des femmes arabes qui ont écrit des Mémoires à propos du monde arabe démarrent d’un point de souffrance, d’abus, d’une tragédie qui les conduit jusqu’à une délivrance. Ou sinon ce sont des sortes de trajectoires qui commencent avec l’espoir et se terminent avec l’abdication, des trajectoires de la douleur. Dans mon cas, This Arab Life a été écrit du point de vue d’une femme appartenant à cette classe privilégiée, et c’est quelque chose dont ne peut pas se soustraire, malheureusement. C’est quelque chose que j’assume, en me posant les questions difficiles, notamment celle de mon rôle à ces tournants de l’histoire, celle des raisons qui ont motivé le silence de toute ma génération.
Au début du livre, vous écrivez, à propose du monde arabe : « J’ai écrit ce livre pour me situer dans cet espace, dans ce lieu. » Était-ce cela, votre motif premier en concevant cet ouvrage ?
Absolument. L’un des objectifs de ce livre était de me faire une voix dans ce narratif au sein duquel nous, Arabes, avons eu peu ou jamais voix au chapitre. Je ne voulais plus me connaître, connaître mon contexte régional à travers ce qui a été écrit sur nous, sur moi. Je ne voulais plus être l’objet d’une histoire, mais plutôt de bouger des périphéries de cette histoire, de la contemplation de cette histoire, à son centre, son cœur, à travers un livre que j’espère être sincère et non verni. Un livre qui serait la voix humble d’une protagoniste arabe qui est l’écho de celle d’une génération qui, elle-même, n’a jamais compris son propre silence.
Et maintenant qu’il est sorti, avez-vous trouvé ces réponses ?
J’ai trouvé de la clarté, c’est-à-dire au moins une meilleure acception de ces dilemmes qui sont les nôtres et dont je parlais plus tôt. Et j’ai réussi à me trouver une voix plus claire aussi, avec une disposition à enfin sortir du silence.
*Disponible à la Librairie Antoine dès lundi.
Très intéressante interview. Par contre l'assertion que le Liban est un expérience qui a échouée n'est pas exacte. Cest une expérience qui a été sabotée de façon insidieuse, méthodique et acharnée. Sans mentionner tous les assassinats, toutes les interventions externes et toutes les prétendues missions de bonne volonté, le pays etait sujet à des attaques, depuis sa naissance, dans le but de le mener à la désintégration et nier son rôle de message humain qui transcende les nations. Il suffit de lire les journaux depuis les années 1940 pour réaliser les déboires qu'il a subit et qui a mené une classe inadéquate pour le régir. Si Espoir il y a, ce serait à cette nouvelle génération de le dénicher et de le faire éclore.
15 h 01, le 21 novembre 2022