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Moyen-Orient - ​L’ÉGYPTE DE SISSI / Dans nos archives

« Faire Dubaï, au Caire » : la république en chantier

Abdel Fattah el-Sissi s’apprête à enfiler son plus beau costume. À l’occasion de la conférence des Nations unies sur le changement climatique, le raïs égyptien accueille les dirigeants de 196 États, du 6 au 18 novembre, à Charm el-Cheikh. Le Caire travaille depuis des mois à polir son image afin de présenter au monde une vitrine ouverte, moderne et accueillante. Et, accessoirement, faire oublier les volets les plus sombres qui continuent d’entacher les années Sissi. Car sous le maquillage, la réalité des Égyptiens est tout autre. « L’Orient-Le Jour » vous propose un portrait de l’Égypte à la veille de la COP27, presque dix ans après le coup d’État de 2013. L’épisode d’aujourd’hui questionne les dessous d’une fièvre entrepreneuriale qui, depuis 7 ans, secoue le pays.

« Faire Dubaï, au Caire » : la république en chantier

Des véhicules le long d'une route bordant la mosquée des Martyrs construite dans le cadre du projet de la nouvelle capitale administrative. Égypte, 2021. Ahmad Hasan/AFP

L’Égypte est-elle devenue un État « golfique » comme un autre ? Firas* a des raisons de le croire. Pour ce jeune architecte originaire du Caire, la fièvre entrepreneuriale qui secoue la capitale égyptienne depuis le début des années Sissi a des airs de Dubaï. En matière de politique économique, le pays semble avoir adopté depuis quelques années le style néolibéral, autoritaire, et olympien de ses alliés du Golfe. Avec cette même fascination pour « la conquête du désert » : gratte-ciels poussant comme des champignons, nouveau centre administratif flambant neuf et infrastructures autoroutières s’étalant sur des milliers de kilomètres… La république du futur sera connectée, elle sera moderne et magistrale. Du moins en façade.

À l’heure où le pays s’apprête à recevoir les dirigeants de 196 États à l’occasion de la 27e session de la Convention-cadre des Nations unies sur les changements climatiques (COP27), le régime ne rougit pas de ses contradictions. L’organisation du sommet est devenue en elle-même un enjeu de communication. Avec ses longues étendues de panneaux solaires et sa zone verte censées offrir « une plateforme où les entreprises, les sociétés civiles (…) du monde entier peuvent s’exprimer et faire entendre leur voix », le site de Charm el-Cheikh affiche une vitrine irréprochable. Mais derrière les discours policés, les observateurs dénoncent un green-washing en bonne et due forme visant à berner les visiteurs en leur vendant une économie verte, ultraperformante, inclusive, et au service des citoyens. La technologie, mobilisée à grande échelle dans la surveillance urbaine, n’a pourtant jamais autant contribué au contrôle que durant la présidence Sissi.

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De l’imposante « nouvelle capitale administrative » lancée en grande pompe en 2015, implantée à une quarantaine de kilomètres à l’est du Caire, au dédoublement du canal de Suez, les mégaprojets de ces dernières années drainent de colossaux investissements extérieurs – souvent émiratis, saoudiens ou chinois – au service d’une économie de rente. À l’intérieur de la ville du Caire, les tours de verre censées accueillir une élite des affaires fleurissent à l’horizon. « Nous les voyons pousser avec une seule chose en tête : voilà de futurs quartiers fantômes », dit Firas, en référence aux nombreux quartiers sortis de terre au cours des dernières décennies qui continuent de végéter à l’intérieur et autour du Caire.

La future capitale administrative, surnommée Sissi-city, est quant à elle devenue l’incarnation la plus aboutie de ces rêves de grandeur. Étalée sur plus de 725 km2, en plein désert, la nouvelle ville devrait accueillir un palais présidentiel et l’ensemble des institutions étatiques, mais aussi vingt et un quartiers résidentiels, un aéroport, des milliers d’établissements scolaires, un quartier d’affaires et des universités… Au total, plus de 6 millions d’habitants y sont attendus. La construction de nouvelles autoroutes géantes devrait permettre de relier le site au Caire – une manière de faire de la capitale « un simple point de transition vers la nouvelle ville », regrette Firas.

Chantiers pharaoniques

Rien, en apparence, qui ne soit propre à la présidence Sissi. En Égypte, Abdel Fattah el-Sissi n’est pas non plus le premier à entamer des chantiers pharaoniques afin d’imposer sa marque. Arrivé au pouvoir à la faveur d’un coup d’État en juillet 2013, il reprend des pratiques plus anciennes consistant à convoiter des investissements internationaux afin de financer, en interne, des projets de prestige. Les anciens présidents Anouar Sadate (1970–1981) et Gamal Abdel Nasser (1956–1970) avaient eux-même envisagé l’érection d’une nouvelle capitale administrative, et Hosni Moubarak (1981-2011) avait entrepris plusieurs initiatives d’aménagement, plus tard repris par Sissi, comme le plan de développement de la capitale « Cairo 2050 », né en 2008. « Il existe une vraie continuité entre Sissi et ses prédécesseurs à travers cette image du président bâtisseur, fasciné par la conquête du désert », explique Roman Stadnicki, maître de conférences et chercheur à l’Université de Tours, spécialiste des études urbaines. Cette continuité s’incarne par des liens concrets, l’actuel Premier ministre, Moustafa Madbouly, n’étant autre que l’ancien directeur de l’Autorité générale de l’urbanisme au sein du ministère du logement sous la présidence de Hosni Moubarak.

La méthode n’est peut-être pas nouvelle, mais le changement d’échelle et l’intensité de ces dernières années fait de l’époque un cas à part. Urbanisme, infrastructures autoroutières, mais aussi agriculture et tourisme : avec Sissi, tous les secteurs sont touchés. En multipliant les fronts et en inaugurant un nouveau volet culturel, le raïs cherche à inscrire son règne dans la grande histoire. À environ 2 kilomètres du site des pyramides de Gizeh, l’inauguration du Grand Musée égyptien est attendue pour l’année 2023. Ce « temple moderne de l’égyptologie » s’étalant sur 500 000 m2 est présenté sur son site officiel comme un bijou national censé « préserver le passé glorieux » de l’Égypte.

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Officiellement, les Égyptiens valident, au moins en surface, cette politique des grands travaux vendue sous l’étiquette d’une reconquête nationale et d’une modernisation express. Avec sa « nouvelle république » proclamée en 2021, Abdel Fattah el-Sissi promet de restaurer le rang diplomatique du pays et de faire oublier les années mouvementées qui ont suivi la révolution.

Derrière les paillettes, les grands chantiers de l’ère Sissi cachent pourtant autre chose. Le pendant de ces imposantes constructions est l’expulsion de milliers d’Égyptiens, dont les logements sont rasés pour faire place au neuf. Au Caire, les habitats dits « informels » sont pris pour cible par l’État. Depuis 2015, des dizaines de milliers d’immeubles ont été détruits. La population est contrainte au départ, de manière plus ou moins négociée. « En fonction des zones, les méthodes varient », explique Omnia Khalil, chercheuse en anthropologie urbaine et doctorante à la City University of New York. Dans le quartier de Maspero, présenté par les autorités comme une sorte de projet pilote, trois options sont données aux habitants : un hébergement à al-Asmarat, un ensemble de logements sociaux en périphérie de la ville ; une compensation financière ; ou bien le retour au quartier dans des constructions flambant neuves à des prix souvent inabordables. Ailleurs, les méthodes sont parfois plus dures. Dans le centre-ville du Caire, Omnia Khalil évoque une « éviction forcée » au cours de laquelle « 70 % des habitants n’ont jamais reçu la compensation financière qu’on leur avait promise ».

Une partie des habitants expulsés de leurs anciens quartiers ont été relogés dans les nouvelles résidences d’al-Asmarat, dans le quartier de al-Mokattam, au sud-est du Caire. Photo tirée du site officiel de la présidence

« Commandement de Dieu »

La société civile, en pleine ébullition dans le sillage du soulèvement de janvier 2011, tente un temps d’influencer ces politiques promettant de refaçonner la capitale par la voie de médiations avec les autorités ou de campagnes de planification participatives avec les communautés concernées. C’est à cette époque, entre 2011 et 2014, que Firas voit son combat pour une justice sociale en matière d’urbanisme rejoindre la cause du plus grand nombre. « Les différentes thématiques sociales, climatiques, urbaines, ont commencé à se connecter les unes aux autres et de nouvelles alliances ont émergé entre militants – tous les travaux de terrains que nous avons pu réaliser ont été faits à cette époque », explique l’architecte. Mais rapidement, l’autoritarisme en vigueur dans les autres secteurs les rattrape. Entre 2014 et 2015, les portes du militantisme et de la recherche se referment derrière eux. Plus question de cartographier, encore moins de parler. S’aventurer sur le terrain ou critiquer un projet signifie aujourd’hui courir le risque d’un emprisonnement. « L’idée dominante est désormais qu’il s’agit d’une politique venant du sommet, un commandement de Dieu auquel on ne peut rien », déplore Firas. En juin 2019, Ibrahim Ezzedine, un chercheur en urbanisme, est arrêté pour avoir critiqué la politique urbaine du gouvernement. Il a été libéré il y a quelques mois après avoir passé trois ans en prison.

Si le régime met tant d’efforts pour taire toute opposition, c’est que ces projets d’aménagement sont loin d’être anecdotiques. Avec cette politique des grands travaux, le régime de Sissi adopte des méthodes de gestion éprouvées ailleurs, où « autoritarisme politique et néolibéralisme économique » se renforcent dans le but commun de « contourner les institutions démocratiques », explique Roman Stadnicki. Les projets représentent une des pierres angulaires de sa politique sécuritaire en vue de consolider son autorité – une sorte « d’extension de la stratégie contre-révolutionnaire du pouvoir égyptien », poursuit ce dernier. La multiplication de murs, de checkpoints, ou encore l’accroissement de la présence policière et militaire assoit le régime dans le paysage urbain. « Cette stratégie d’occupation physique ou symbolique a une place d’autant plus importante que les révolutionnaires avaient fortement investi ces espaces urbains », explique une chercheuse, spécialiste de géographie urbaine ayant souhaité garder l’anonymat. Le réaménagement de la place Tahrir, épicentre du soulèvement de 2011, est l’un des exemples les plus parlants de cette obsession sécuritaire visant à bloquer tout rassemblement populaire. « Généralisation des caméras de surveillance, suppression des commerces ambulants… tout cela préfigure ce que sera la nouvelle capitale, fruit de l’ingénierie militaire : des accès à la ville jusqu’à la largeur des rues, tout a été pensé en terme sécuritaire », poursuit Roman Stadnicki. En déplaçant des franges entières de la population, souvent parmi les plus pauvres, le régime tente aussi de « sanctuariser » le territoire en éloignant du centre une partie de ceux qui hier étaient au premier rang de la contestation. « Les habitants des quartiers informels ont joué un rôle prédominant durant la révolution, il y a donc cette idée de pénétrer ces communautés apparemment bien organisées et de les délocaliser en périphérie », explique Firas.

Cette « république de façade », selon les mots de Laura Monfleur dans un article publié dans Orient XXI, cache mal ses failles. En pleine crise économique, Le Caire peine à avoir les moyens de son ambition et reste fondamentalement dépendant de ses parrains étrangers. Nombre d’Égyptiens, tout en restant prudents face à la répression, perçoivent d’un œil critique cette république des élites qui se déploie sous leurs yeux. « Il existe une très grande déconnexion entre ce qu’offre l’État en termes d’investissement, grâce à ses partenaires diplomatiques, et le niveau de vie qui ne cesse de baisser au sein de la population », remarque Roman Stadnicki. En coulisses, les langues se délient discrètement. Mais on est désormais très loin de la liberté de ton qui était de mise à Tahrir, rappelle Firas. « On peut en discuter dans un café ou avec un chauffeur de taxi, mais ça s’arrête là. »

*Le prénom a été modifié pour des raisons de sécurité.

Le prochain épisode, demain, se penche sur le mirage économique des années Sissi.

L’Égypte est-elle devenue un État « golfique » comme un autre ? Firas* a des raisons de le croire. Pour ce jeune architecte originaire du Caire, la fièvre entrepreneuriale qui secoue la capitale égyptienne depuis le début des années Sissi a des airs de Dubaï. En matière de politique économique, le pays semble avoir adopté depuis quelques années le style...

commentaires (3)

L'Égypte mérite sûrement des projets ambitieux digne de l'histoire de ce pays. Avec une vision futuriste, si elle est bien menée et avec la guerre avec Israël longtemps résolue, L'Égypte a des chances de réussite énorme qui dépendront de la résilience de son peuple et la persévérance de ses dirigeants. Ces 2 critères semblent bien à portée de main ... au moins les égyptiens n'ont pas l'handicap de la charrue tirée par deux bœufs dans des directions opposées comme chez nous.

Wlek Sanferlou

15 h 30, le 05 novembre 2022

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Commentaires (3)

  • L'Égypte mérite sûrement des projets ambitieux digne de l'histoire de ce pays. Avec une vision futuriste, si elle est bien menée et avec la guerre avec Israël longtemps résolue, L'Égypte a des chances de réussite énorme qui dépendront de la résilience de son peuple et la persévérance de ses dirigeants. Ces 2 critères semblent bien à portée de main ... au moins les égyptiens n'ont pas l'handicap de la charrue tirée par deux bœufs dans des directions opposées comme chez nous.

    Wlek Sanferlou

    15 h 30, le 05 novembre 2022

  • UN CHEF D,ETAT AU SLOGAN : L,EGYPTE AVANT TOUT. UN PATRIOTE. UN BATISSEUR. LE NOTRE ETAIT AVEC SON GENDRE ET LE BARBU : L,IRAN AVANT TOUT ET DES DEMOLISSEURS.

    LA LIBRE EXPRESSION

    13 h 00, le 05 novembre 2022

  • Moi je note tout simplement que ce Monsieur a d’autres priorités que de faire parvenir son gendre à la présidence. Donc chapeau!

    Gros Gnon

    13 h 26, le 04 novembre 2022

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