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Paul Audi en son miroir

Le dernier opus de Paul Audi, Troublante identité (Stock, 2022), suscite beaucoup de curiosité et connaît un certain retentissement. Son ouvrage est en lice pour le prix Femina.

Paul Audi en son miroir

D.R.

Comment pouvez-vous définir Troublante identité, qui semble relever à la fois de l'écriture de soi et de la philosophie ?

Ce livre ne se présente pas comme un récit autobiographique, ni même comme un essai philosophique. Je dirais qu’il s’agit d’un essai autobiographique. Quand bien même il est écrit par un philosophe, sa facture est bien plus littéraire que philosophique. J’y tente cependant, au fil d’une sorte d’explication de soi avec soi-même, de mettre en lumière mes démêlés avec mes identités reçue et donnée, et cela passe inévitablement par une analyse de ce qu’est l’identité en général. Il existe tant d’espèces d’identité : sociale (notamment selon la classe sociale), culturelle, ethnique, nationale, sexuelle, professionnelle…, il y a tant de manière de répondre à la question : « Que suis-je ? » Si, à l’écoute de mon cas, j’ai choisi d’aborder un type d’identité (culturelle/nationale), les autres types n’en demeurent pas moins dans un rapport analogique avec lui. C’est autour de cette analogie que l’écriture de soi pourrait s’articuler à la philosophie.

Votre essai relève-t-il d'une visée de justification par rapport aux autres et par rapport à vous-même ?

Ayant passé ma vie à lire Rousseau, ayant consacré à sa pensée et ma thèse de doctorat et trois gros ouvrages, ayant aussi médité toute ma vie le Ecce homo de Nietzsche, je ne peux que reconnaître que ces « antécédents » glorieux ont pesé plus ou moins consciemment sur l’écriture de mon livre. Pour ce qui est de Rousseau, le modèle des Confessions fut sans doute décisif, mais je voudrais citer aussi celui de Rousseau juge de Jean-Jacques, car, dans une forme certes tout autre, j’y instruis mon procès en déconstruisant la surenchère identitaire à laquelle je me suis livré du fait de mon affiliation française : une affiliation culturelle profonde consacrée et renforcée par ma naturalisation à l’âge de douze ans. Je crois, d’ailleurs, ne pas trop me ménager pour faire pièce à ce que j’appelle dans mon livre (je voulais même l’intituler ainsi) « le problème avec moi ». Or, si ce problème est singulier, s’il m’est propre, il n’en a pas moins, je crois, une signification universelle, qui concerne toutes les personnes qui ont eu à subir l’injonction intraitable d’un surmoi lui disant à l’impératif absolu : sois ceci ! ou sois cela ! J’ajoute que le problème dans mon cas ne réside ni dans ma libanité d’origine, ni dans ma francité d’adoption, mais dans la façon que j’ai eu de vivre ce double rapport identitaire sous l’empire à la fois d’un sentiment de dette et d’un besoin de reconnaissance. Cette façon de le vivre prend corps dans ce que j’appelle « le syndrome du naturalisé », qui pousse en général celui-ci à vouloir plaire à sa patrie d’adoption en redoublant de zèle, en se conformant, coûte que coûte, à des marqueurs d’identité préalablement survalorisés. Or ce désir de conformation absolue n’est rien de moins qu’une aliénation. Ainsi ai-je passé ma vie à éprouver la honte des origines…

Dans quelle mesure justement la honte est-elle un des points de départ de cette trajectoire réflexive philosophique que vous proposez ?

C’est dans ma vie que la honte a d’abord été un point de départ, mais elle s’est vite doublée de la honte d’avoir honte, d’autant qu’elle s’était muée entre-temps en une intense haine de soi. Ce sont ces phénomènes que j’analyse dans mon essai, en prenant chaque fois ancrage dans la littérature et le cinéma. C’est dire si cet essai ressortit à un exercice d’éthique appliquée, où l’enjeu lointain consisterait à signer comme un traité de paix avec soi-même. Du coup, dans la trajectoire réflexive que je propose, comme vous dites, on me voit comparaître à la barre d’un tribunal dans lequel je me retrouve tour à tour, sinon tout à la fois, dans la peau de l’accusé, de la victime, de l’avocat général, du juge et du greffier… Il m’a semblé que le temps était venu de le faire. J’ai été confronté dernièrement à trois deuils successifs : celui de ma mère, qui me rattache symboliquement à ma patrie d’adoption, la France ; celui de mon père, qui me lie symboliquement à ma terre natale, le Liban ; enfin, et c’est triste de le dire, celui d’un Liban que j’aurais peut-être pu me réapproprier si entre-temps il n’avait pas fini assassiné… Devant ce passé désormais trépassé, il fallait bien que je tente, en retour, un dépassement ; il fallait bien, oui, que je me passe devant, comme je l’écris en conclusion du livre en reprenant l’expression à Beckett. Il le fallait pour aller à la rencontre de cet « autre » qui réside en moi sans que je le connaisse, et que ma liberté, qui entend constamment s’accomplir, me suggère de devenir. Au-delà de l’expression fantastique « se passer devant », il y a donc, je crois, une inspiration beckettienne dans mon livre, qui n’est pas sans le doter d’un certain humour : car ce que je veux à n’importe quel prix, c’est me séparer de mon passé, mais tout, jusqu’au hasard lui-même, me ramène vers lui, me colle à lui, me ligote à lui, de sorte que la honte que j’éprouve quand on se plaît à me réduire à mes racines comme si elles suffisaient à me définir, témoigne d’une impossible séparation d’avec ma sphère d’appartenance originelle. À cet égard, je tiens à dire que cette honte ne se comprend que si l’on se rend compte qu’elle ne signifie pas, comme je l’ai entendu dire ici ou là, le reniement du pays natal, mais qu’elle signifie tout au contraire l’impossibilité – sans doute tragique – de lui tourner le dos.


Troublante identité de Paul Audi, Stock, 2022, 450 p.

Paul Audi au Festival : Un café avec Manuel Carcassonne, Paul Audi et Christophe Ono-Dit-Biot autour du thème de la quête d’identité, présenté par Elsa Yazbeck, dimanche 30 octobre à 14h45 (Café des Lettres).

Comment pouvez-vous définir Troublante identité, qui semble relever à la fois de l'écriture de soi et de la philosophie ?Ce livre ne se présente pas comme un récit autobiographique, ni même comme un essai philosophique. Je dirais qu’il s’agit d’un essai autobiographique. Quand bien même il est écrit par un philosophe, sa facture est bien plus littéraire que philosophique. J’y...

commentaires (2)

Curieux que la journaliste et l’auteur, parlant de la honte qu’éprouve l’auteur, n’aillent pas jusqu’au bout de la phrase: honte d’être Libanais.

Marionet

16 h 46, le 23 octobre 2022

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Commentaires (2)

  • Curieux que la journaliste et l’auteur, parlant de la honte qu’éprouve l’auteur, n’aillent pas jusqu’au bout de la phrase: honte d’être Libanais.

    Marionet

    16 h 46, le 23 octobre 2022

  • Beaucoup d’admiration pour la franchise de Paul Audi ou beaucoup doivent se reconnaître le premier étant moi même

    hakim fouad

    00 h 34, le 23 octobre 2022

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