Critiques littéraires

Le paradoxe du noir dans un pays qui tire au gris

Le paradoxe du noir dans un pays qui tire au gris

Le narrateur écoute Maïmouna, « les yeux dans ses mots ». Maïmouna a les cheveux crépus, la peau sombre, la voix cassée. « Non, elle n’est pas noire », dit sa grand-mère, « elle est brune, d’accord, marron foncé je veux bien mais pas vraiment noire non ». Comment grandir abandonnée par son père, orpheline de mère, dans un pays qui continue à appeler les personnes de peau noire, « ʻabdé », esclave ? Maïmouna est née en Côte d’Ivoire, d’un père libanais envoyé là-bas par sa propre mère pour fuir les patrouilles israéliennes qui capturaient les jeunes gens appartenant à la lutte contre l’occupation. Sa mère, une femme qui a cru à l’amour et à la sécurité que prétendait lui offrir cet amant sans volonté, balloté par le hasard, ne savait trop quoi faire de sa vie et finalement n’en a fait presque rien.

L’enfant est emmenée au Liban, « en vacances », et lâchement abandonnée là, sans amis, sans repères, confiée à sa grand-mère qui doit la protéger contre les regards désobligeants, les mots qui blessent et une société obtuse qui se sent toujours menacée par la différence.

Treichville, Beyrouth. Entre les deux la mer et la mère. Souvenirs d’enfance qui signent la fin d’un âge béni, le commencement de quelque chose d’autre qui n’est pas un âge mais une zone grise, une vie déracinée, une existence dénigrée. L’amour de la grand-mère s’exprime en efforts constants pour donner à sa petite-fille un aspect qui la protège des regards qui font mal, de la cruauté des enfants « sa tête est un balai sa tête est un balai », des efforts constants pour lisser les cheveux crépus, tantôt chez le coiffeur, tantôt en essayant elle-même des formules au-dessus de l’évier de la cuisine. La grand-mère veut désespérément la fondre dans la foule. Elle, Maïmouna, cherche les mots qui sauvent. Youssef, le narrateur, entre dans sa vie alors qu’il fait des tournées dans les écoles, avec les membres du Mouvement citoyen, pour engager avec eux une réflexion sociale. Dans le grand amphithéâtre du lycée, Maïmouna parle de ses deux appartenances, elle évoque les sept vagues successives de la Méditerranée et la barre de l’Atlantique. Youssef est conquis. Par « tes accents d’océan », dit-il, « la folie suave que je pressentais en toi, cette élégance fantasque et allumée sur ton visage ». Revient à Maïmouna une histoire de son enfance ivoirienne qui ne cesse de la tourmenter. Dans le quartier blanc où elle habite avec son père, un enfant Salifou, est battu pour avoir commis un larcin. « Battez-le, c’est un nègre, un ʻabed », entend-elle dire les adultes. Enfant, elle se trouve des deux côtés du mal, celui de la couleur de peau et celui de la classe méprisante.

Voilà le Liban en guerre et le père qui disparaît. La grand-mère qui désespère. Maïmouna habitée de poésie, de mère arrachée, de mots venus des hautes profondeurs, va ensevelir ses derniers liens avec la vie avant de s’en séparer elle-même. Un court récit d’une densité poignante dont l’élégance de la langue n’a d’égale que la pertinence du message au milieu du racisme banalisé.


Noir Liban de Salma Kojok, éditions Erick Bonnier, 2022, 128 p.

Salma Kojok au Festival :

Souk el-Kotob, édition spéciale « Beyrouth Livres » et soirée de lecture avec Salma Kojok, Caroline Torbey, Geneviève Damas, Mona Moukarzel, Raphaël Ruffier, Michel Abou Khalil, Michèle Standjofski, Carmen Boustani, Georgia Makhlouf…, samedi 22 octobre de 17h à 23h (Mar Mikhaël).

Rencontre avec Salma Kojok, présentée par Sophie Guignon, vendredi 28 octobre à 19h30 (Bibliothèque publique Assabil).

Le narrateur écoute Maïmouna, « les yeux dans ses mots ». Maïmouna a les cheveux crépus, la peau sombre, la voix cassée. « Non, elle n’est pas noire », dit sa grand-mère, « elle est brune, d’accord, marron foncé je veux bien mais pas vraiment noire non ». Comment grandir abandonnée par son père, orpheline de mère, dans un pays qui continue à appeler les...

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