Critiques littéraires Beyrouth Livres

Une terre où poser ses pieds

Pour la première fois, Wajdi Mouawad crée un spectacle en libanais.

Une terre où poser ses pieds

C’est un très bel objet. Dès qu’on l’a dans les mains, on a envie de le caresser, de le retourner, de le humer, de le regarder. Il a la forme d’un livre, mais c’est un leporello, un double livre-accordéon qui se lit de gauche à droite, puis arrivé au bout, il faut le fermer, le tourner à 180° et le lire de droite à gauche. Il contient des dessins, parfois à peine enfantins et parfois pas du tout ; des recettes de cuisine, celles de la mère bien sûr, pour qui cuisiner était une façon de continuer à vivre au Liban alors qu’elle est exilée en France ; et un texte « impossible à écrire ou bien de droite à gauche, en tout cas à l’envers » et dans lequel on va trouver des mots en français et en arabe, un arabe traduit en français avec toutes les images, toutes les violences que l’arabe porte parfois en lui et qui se déversent dans le français et le font déborder. Mais on y trouve aussi « un silence sismique, tremblement de terre de non-dit, plaque tectonique de chagrin ». Et comment en serait-il autrement quand ce livre parle d’une mère qui crie sa douleur et son déracinement et d’un enfant qui, pour tenter de trouver sa place dans le non-lieu où on le somme de vivre, a dû oublier sa langue, perdre les liens qui le rattachaient à son monde et se fondre dans une langue inconnue ?

On avait vu la pièce, on avait vu la mère sur scène, vibrante de vérité avec son corps ici et sa tête là-bas, tentant désespérément de reproduire ici les goûts et les coutumes de là-bas mais n’y parvenant que très mal, parce que son cœur, son mari, sa famille et ses voisins sont restés là-bas. Mais le livre porte tout cela autrement, sans les sons ni les gestes des corps, mais dans la densité des mots écrits, difficilement, parce que ce dont il s’agit est de l’ordre de l’indicible. Et cela prend des années de comprendre que « ce n’est pas parce qu’une chose est indicible qu’elle est nécessairement indicible ». Il a fallu trouver pour la dire son langage propre, ou en inventer un « lettre par lettre, vocable par vocable ».

Dans la magnifique introduction de l’ouvrage «Mère», Mouawad revient sur son parcours théâtral et écrit que s’il était pendant des années exilé géographiquement, il était au théâtre et en salle de répétition, chez lui : « J’étais dans ma langue et dans mon histoire quand les autres se trouvaient en exil. » Car au théâtre « le pays c’est toujours l’écriture ». Il prendra conscience, au fil du temps, que ce parcours était une odyssée et que depuis la mort de sa mère, « spectacle après spectacle, j’approchais ce qui, depuis notre exil du Liban, avait toujours été écorché. Mon prénom. Mère est donc une terre où j’ai enfin pu poser les pieds ». Mère est donc le lieu d’une rupture dans son parcours, parce que pour la première fois, il crée un spectacle en libanais ; les répétitions avec les deux comédiennes Aïda Sabra et Odette Makhlouf sont une épiphanie : pour la première fois il s’entend, ses émotions sont incarnées sans détour ni déviation, le texte de premier jet écrit en français n’a pas été traduit en libanais mais « détraduit du français ». Grâce à cette pièce et à ce texte, il lui est enfin possible de vivre au présent.


Mère de Wajdi Mouawad, Actes Sud-Papiers/Léméac, 2022, 79 p.

Wajdi Mouawad au Festival Beyrouth Livres : Rencontre et lecture avec Wadji Mouawad, lundi 24 octobre à 19h30 (Salle Montaigne, Institut français du Liban).

C’est un très bel objet. Dès qu’on l’a dans les mains, on a envie de le caresser, de le retourner, de le humer, de le regarder. Il a la forme d’un livre, mais c’est un leporello, un double livre-accordéon qui se lit de gauche à droite, puis arrivé au bout, il faut le fermer, le tourner à 180° et le lire de droite à gauche. Il contient des dessins, parfois à peine enfantins et...

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