
Un homme devant un distributeur de billets d'une banque dont la façade a été vandalisée à Beyrouth, le 22 septembre 2022. Photo d'illustration ANWAR AMRO / AFP
Après avoir tiré la sonnette d’alarme en 2017 sur le risque imminent d’une crise bancaire de grande ampleur – ce qui vous avait valu de nombreuses polémiques –, vous avez à plusieurs reprises livré votre diagnostic de la crise et de ses causes. Comment expliquez-vous que, trois ans après son déclenchement, cette pédagogie soit encore nécessaire ?
Dans toutes ces interventions, écrites ou télévisées, je ne fais effectivement que me répéter pour l’essentiel. Mais cela reste nécessaire parce que le discours officiel dominant continue d’être martelé et d’influencer l’opinion. Ce discours peut se résumer ainsi : « Les gens ont placé leurs économies dans les banques, qui les ont placées à la BDL, qui les a prêtées au gouvernement, lequel a tout gaspillé... Par conséquent, la dette publique et la corruption gouvernementale sont les seules coupables… »
Or, c’est absolument faux ! C’est l’État qui a financé la BDL en dollars, et non le contraire. En effet, en me basant sur des chiffres officiels, j’ai constaté que durant la période 2009-2019, la BDL a avancé au gouvernement la somme de 13 milliards de dollars contre l’équivalent en livres libanaises. Durant la même période, le gouvernement lui a transféré la somme de 17,5 milliards de dollars, obtenus par émission d’eurobonds, en échange de bons du Trésor en livres que détenait la BDL. Ces eurobonds ont ensuite été vendus sur le marché contre des dollars « frais ». Alors, qui a avancé des dollars à qui ?
Le plus grave, c’est que ces opérations ont été effectuées spécifiquement pour la BDL seule, à sa demande, et que cela ne répondait à aucun besoin du gouvernement. Sans ces opérations, la dette du gouvernement en devises à la veille de l’effondrement financier aurait été d’environ 5-6 milliards de dollars au lieu de 31 milliards en tenant compte des intérêts accumulés. Et le Liban ne serait pas entré en défaut de paiement sur les marchés internationaux.
Par ailleurs, lorsque l’on s’intéresse aux comptes de la banque centrale, et plus particulièrement aux sources de son approvisionnement en dollars et à l’utilisation de ceux-ci, on constate que la BDL a un « trou » de 38 milliards de dollars non explicable. L’hypothèse la plus probable est que l’essentiel de ce montant correspond à des bénéfices bancaires – notamment réalisés via les criminelles « ingénieries financières » de la BDL. Il est également fort probable que ces bénéfices aient été transférés à l’étranger et au profit des actionnaires plutôt que des établissements.
De même, on ne cesse de confondre la crise monétaire et bancaire, à savoir la chute de la livre et la faillite des banques, comme s’il s’agissait d’une seule crise, en faisant abstraction de leurs différences de nature, de causes et d’impact. Comme le disait Orwell : « Il faut constamment se battre pour voir ce qui se trouve au bout de son nez… »
Dans vos analyses, vous n’avez en effet cessé d’insister sur l’existence de deux crises simultanées. Aujourd’hui, alors que leurs effets sont corrélés, pourquoi cette distinction reste-t-elle si importante ?
Cette distinction est capitale car c’est en identifiant précisément ce qui relève de chaque crise que l’on peut comprendre quelle est la bonne politique à entreprendre et déterminer justement les responsabilités dans l’optique de la répartition des pertes.
Pour schématiser, la cause première de l’effondrement bancaire actuel est la mauvaise gestion du régulateur, la BDL, et des banques elles-mêmes. La poursuite des « ingénieries financières » par la BDL, au nom du maintien de la parité monétaire, a creusé ses réserves nettes en devises jusqu’à ce qu’elles deviennent négatives à partir de 2015 au moins. En empruntant environ 100 milliards de dollars, elle a ainsi transformé la liquidité des banques en illiquidité. De leur côté, les banques ont cherché à réaliser des profits extraordinaires, mais de court terme, en plaçant 80 % de leurs dépôts en devises à la BDL, ce qui s’est traduit par un effondrement de leur ratio de liquidité – c’est-à-dire le rapport entre leurs réserves (placées auprès des banques correspondantes) et leurs dépôts en devises – à environ 7 % (contre environ 24 % en 2010 et plus de 99 % en moyenne pendant toute la guerre de 1975-1990) !
Toufic Gaspard propose aux déposants un plan d’action en trois étapes. Photo DR
Cependant, même si un effondrement bancaire mène nécessairement à une crise de change, l’inverse n’est pas vrai : preuve en est, quand le Liban a connu une forte chute de la livre, similaire à celle que nous vivons aujourd’hui, à la fin des années 1980, les banques étaient restées extrêmement liquides et la dette de la BDL était quasi nulle. L’effondrement actuel de la livre relève surtout de la responsabilité des gouvernements successifs qui ont creusé la dette publique à des niveaux très élevés pour financer leurs dépenses clientélistes, dans un contexte de régime de change fixe pendant plus de 30 ans, couplé à des années successives de déficit de la balance des paiements depuis 2011. Résultat : nous avons vécu pendant des décennies au-dessus de nos moyens, et cette dépréciation massive de la livre était devenue par conséquent inévitable – contrairement à la crise bancaire.
Cela dit, la responsabilité indirecte du gouvernement est néanmoins réelle dans le déclenchement de cette dernière, dans la mesure où il n’a jamais activé les mécanismes de surveillance qui sont à sa disposition.
Vous avez, cette fois, choisi d’adresser directement les conclusions de votre dernière étude aux déposants. Pourquoi ?
Je précise même que c’est dans le cadre de « leur confrontation » avec leurs adversaires nommément identifiés : les gouvernements, les banques et la BDL. Il est logique de m’adresser directement aux déposants puisque ce sont eux qui supportent l’ensemble des conséquences de la crise.
Il faut bien comprendre que les banques volent chaque jour les Libanais : elles sont en faillite aussi bien au sens strictement comptable (du fait de fonds propres négatifs) que légal (car en cessation de paiement). Conformément à la loi libanaise – et comme dans tous les pays du monde –, la faillite aurait dû être décrétée faute de recapitalisation et les actifs réalisés restitués proportionnellement aux déposants. Or, les banques continuent d’opérer comme des « zombies », avec des pertes officiellement annoncées, ce qui accroît chaque jour leur passif et réduit ainsi ce qui pourrait être restitué aux déposants au moment de la liquidation. En outre, les actionnaires de ces banques rechignent naturellement à une recapitalisation – une injection étant considérée comme à fonds perdus en l’absence d’un plan de redressement et d’un regain d’activité – et font un chantage permanent de fermeture des établissements face à toute perspective de liquidation.
Par conséquent, et au vu du diagnostic que j’ai établi, je propose aux déposants un plan d’action en trois étapes : demander des comptes aux banques, à la BDL et au gouvernement sur leurs niveaux de responsabilité respectifs dans l’optique de la répartition des pertes ; exiger que les banques soient recapitalisées ou mises en faillite (en sus de l’ouverture préalable du secteur à la concurrence étrangère) ; et enfin demander à la BDL de revoir ses circulaires ad hoc qui imposent des « haircuts » et des plafonds sévères sur les retraits en livres pour les réduire significativement afin d’alléger le fardeau sur les déposants et relancer la demande.
Dans un pays où la concentration des dépôts est extrême, les déposants ont-ils toutefois tous les mêmes intérêts, selon l’importance de leur capital et des taux dont ils ont bénéficié ? Et qu’en est-il des Libanais non bancarisés (qui représentent environ 4/5es de la population, contre près de la moitié en 2019) ?
Je ne comprends pas vraiment ce raisonnement : environ la moitié de la population a moins de 21 ans, et si on raisonne selon le nombre de foyers – qui équivaut approximativement au nombre de comptes en banque –, on peut imaginer que chacun dispose au moins d’un compte (celui du chef de foyer par exemple).
En ce qui concerne la distinction entre déposants : personne n’a accès à ses dépôts immédiatement, et même si certains ont touché des intérêts considérés comme « excessifs », ils n’ont pas accès à leur capital. Tout le monde a donc intérêt à récupérer le plus vite possible son argent, fût-ce avec une décote. Bref, je ne vois pas une différence d’intérêts majeure entre les catégories de déposants.
S’agissant des causes profondes de ces effondrements simultanés, ne partagez-vous pas les analyses qui voient dans la nature oligarchique du système politique et économique libanais, ou encore dans la corruption, des facteurs majeurs ?
Bien sûr qu’il y a une oligarchie libanaise, mais c’est le cas de très nombreux pays, et ils ne traversent pas de crise comme celle du Liban. Insister sur ce point est une manière de diluer les responsabilités telles que je les ai établies avec des faits.
Il en est de même pour « la corruption » dont on parle tout le temps : bien sûr que c’est un problème endémique au Liban, mais d’autres pays, comme le Japon ou l’Italie, y sont confrontés, et cela ne s’est pas traduit par un pillage systématique du secteur public comme chez nous depuis la guerre.
Dire que « la corruption est la cause de la crise » est une façon d’éviter de comprendre le problème et d’identifier précisément les responsables. C’est faire le jeu des coupables de dire que « c’est la faute du système » ou de la « classe oligarchique » – qui a toujours existé ici – sans identifier clairement les responsabilités.
Dans votre étude, vous évoquez aussi brièvement la responsabilité des médias dans la crise. Pouvez-vous en dire plus ? Et quelles sont les leçons à en tirer ?
Cette responsabilité est immense : alors que leur rôle fondamental est d’être un contre-pouvoir, on a vu pendant des années – et l’on continue de voir – des émissions très populaires faire l’éloge permanent des talents du gouverneur ou diffuser le discours des banques. Cela me fait penser à cette phrase issue du jugement de la Cour suprême américaine dans l’affaire des « Pentagon Papers » et citée dans le film de Steven Spielberg (The Post) : « Nos pères fondateurs ont donné la liberté à la presse pour défendre les intérêts des gouvernés et non ceux des gouvernants. » Dans leur grande majorité, les médias libanais ont fait exactement l’inverse, et ils continuent de le faire...
Depuis le début de la crise, l’opinion semble principalement partagée entre deux grands « récits » explicatifs de la crise et de ses conséquences : l’un mettant principalement en avant les dérives d’une kleptocratie politico-financière ayant mené le pays à la faillite ; l’autre les conséquences des actions du Hezbollah sur la souveraineté et la stabilité politique et économique du pays. Si les responsabilités directes que vous établissez vous rapprochent de la première grille de lecture, vous insistez néanmoins sur l’importance d’une cause indirecte que vous qualifiez d’«occupation étrangère ». Pouvez-vous expliquer d’avantage (d’autant que ce terme suscite de nombreux débats) ?
En ce qui concerne le terme d’« occupation », je ne fais que reprendre les conclusions de plusieurs grandes instances internationales : de l’Assemblée générale des Nations unies au Tribunal pénal international et à la Croix-Rouge internationale, toutes admettent que l’occupation peut être exercée « dans un État par l’intermédiaire de groupes armés locaux qui agiraient en tant qu’agents de facto d’un autre État ».
Cela fait en effet plus d’un demi-siècle que le pays vit sous occupation étrangère (palestinienne, israélienne, syrienne et désormais iranienne) dans le sens où les grandes décisions politiques et militaires sont prises ailleurs. Nous sommes en train d’en payer le prix : comment peut-on attendre des pays arabes du Golfe qu’ils continuent d’aider le Liban, ou d’investir dans l’immobilier ou le tourisme ? Plus largement, qui va investir dans un pays dominé par un parti qui revendique sa soumission absolue, idéologique, politique et militaire à la « wilayet el-faqih », intervient militairement dans la région et détient un droit de veto sur toutes les décisions politiques essentielles ?
Si la situation du Hezbollah est naturellement particulière, il n’est pourtant pas le seul à user et abuser des ressorts de la « vetocratie » à la libanaise …
Vous auriez pu aussi me dire que le Hezbollah n’a pas forcé les banques à transférer des milliards de dollars à la BDL, ni celle-ci à procéder à ses criminelles « ingénieries financières »... C’est vrai, mais c’est une lecture superficielle.
Il faut comprendre que les institutions d’un pays sous occupation ne peuvent en aucun cas fonctionner normalement, mais naturellement au service de l’occupant qui les met en place, et que c’est là que se situe la cause première.
Par exemple, en matière de gouvernance financière, le système libanais dispose de plusieurs garde-fous : la politique monétaire est supervisée par le Conseil central de la BDL composé de 7 personnes. Qu’ont-elles fait ? La Commission de contrôle bancaire (CCB) est censée surveiller chaque jour les ratios de liquidité (surtout en devises), et bien qu’elle ait informé par écrit la BDL de leur baisse sensible, aucune mesure n’a été prise – cela est d’autant plus grave que la CCB a la latitude juridique d’imposer des réglementations aux banques à cet égard. De même, le ministre des Finances – qui supervise la BDL – et le Conseil des ministres ont totalement négligé la situation. Enfin, depuis sa nomination en 1993 jusqu’à aujourd’hui, le gouverneur Riad Salamé n’a jamais été convoqué par le Parlement pour présenter en personne les grands axes de sa politique monétaire et économique, comme le fait son homologue américain et surtout comme le faisaient régulièrement ses prédécesseurs, même en temps de guerre.
L’explication principale de ces manquements systématiques au devoir de la part de ces autorités est bien l’occupation politique et (indirectement) militaire qu’exerce l’Iran sur le Liban à travers le Hezbollah. Aucun contre-pouvoir ne peut fonctionner dans ce cadre, aucune réforme économique n’aura d’effet véritable tant qu’on n’y mettra pas fin.
D’où la question de la hiérarchisation des priorités : si le recouvrement de la souveraineté étatique et de ses attributs est bien une condition essentielle, elle peut paraître hors de portée à court et moyen terme… Dès lors, qu’est-ce qui peut être immédiatement entrepris – fût-ce à l’ombre de cette « occupation » – pour tenter, a minima, de relancer l’économie et ralentir la descente aux enfers sociale ?
Bien sûr, l’aide étrangère et la mise en œuvre des réformes élémentaires, telles que celles prévues dans le cadre d’un programme du FMI, permettraient au moins de stabiliser l’effondrement et d’améliorer légèrement la situation des Libanais.
Mais, d’une part, cela ne sera sans doute pas fait et, d’autre part, et surtout, aucune véritable reprise économique n’est possible, quels que soient l’aide ou le programme financier, si le Liban ne retrouve pas sa souveraineté. J’insiste : mettre fin à l’occupation est un préalable indispensable.
Comment ?
Je ne souhaite pas en parler ici. Disons simplement que tout est possible…
Puisque Dr. Gaspard savait depuis 2017, voire avant, cela veut dire que le FMI, la BM et le prétendu "Monde Libre" savaient, et ont laissé faire. J'essaie dans mes commentaires de prouver que le Liban a été abandonné par la Communauté internationale depuis longtemps et les libanais devraient compter sur eux-mêmes pour s'en sortir.
09 h 58, le 26 septembre 2022