Entretiens Rencontre

Multiple dans la paternité

Le dernier roman de Gaëlle Josse est paru le 18 août chez Notabilia, et il est déjà très prisé par les lecteurs, après avoir séduit les libraires. La Nuit des pères remonte aux origines d’une famille dont la trajectoire est marquée par la violence des paroles, des actes et des silences.

Multiple dans la paternité

© James Weston

«À l’ombre de ta colère, mon père, je suis née, j’ai vécu et j’ai fui.

Aujourd’hui, me voici de retour. J’arrive et je suis nue. Seule et les mains vides.

Il y a longtemps que je ne suis pas venue. Une éternité. C’est ce qu’on dit lorsqu’on ne sait plus. »

Ce récit que la narratrice adresse à son père commence par le retour d’Isabelle dans son village natal, en Savoie. Alertée par son frère Olivier que son père est atteint de « la maladie de l’oubli », elle prend douloureusement conscience de l’imminence de l’échec irrévocable d’un lien filial qui n’a été pour elle que destructeur. « Tu ne seras jamais aimée de personne. Tu m’as dit ça, un jour, mon père. Tu vas rater ta vie. Tu m’as dit ça, aussi. De toutes mes forces j’ai voulu faire mentir ta malédiction. » Les circonstances vont inviter l’héroïne à reconsidérer la relation, au regard de la révélation du passé de celui qui a passé sa vie à fuir en gravissant des sommets dangereux. Au cœur de ce texte magistralement écrit, trône une héroïne indomptable et insaisissable. « Au fond, au loin, déjà la montagne. La tienne. La montagne majuscule de l’enfance. Somptueuse et terrible. Puissance minérale assoupie, en attente. Pour ce qui est du décor, rien n’a changé. Quelle pièce allons-nous y jouer, cette fois ? Et quels rôles, le sais-tu ? »

Aucun des protagonistes ne parvient à trouver sa place dans ces retrouvailles inédites. « Ça y est, père, ton fils et ta fille sont là. Ils arrivent. Ta fille qui porte la tempête est là, mais elle est lasse du vent, du grand vent qui gifle, qui tourmente, qui épuise. » Les mots de Gaëlle Josse tissent avec délicatesse la dimension fragile et ténue de ces liens primitifs qui renaissent. « Nous sommes tous trois étonnés de ce temps recousu, suturé, entre nous, même de façon fragile, qu’un seul mot malheureux pourrait anéantir. Je t’en prie, mon père, retiens tes colères. »

Le dernier chapitre, intitulé « Le Vertige des aigles », fait entendre la voix du fils qui n’a jamais quitté son père, et qui assume humblement la continuité temporelle et verbale d’une nuit partagée.

« Je suis le fils, celui qui n’est jamais parti.

Celui qui est resté vivre dans l’ombre de la montagne.

Celui qui parle maintenant, au seuil franchi d’un an nouveau.

Celui qui vient d’enterrer son père. »

Dans quelle mesure votre vécu personnel a-t-il pu inspirer La Nuit des pères ?

Mon dernier roman n’est pas une autofiction, et pourtant, il m’est extrêmement personnel, avec des événements et des questionnements intimes. Et c’est la raison pour laquelle j’ai tant tardé à écrire autour de la figure du père. Je savais qu’il fallait que j’y arrive un jour, mais ça m’était particulièrement difficile et douloureux. Ce qui me questionnait, c’était l’ambivalence des sentiments vis-à-vis d’une figure paternelle à la fois adorée et détestée, porteuse d’un certain nombre d’éléments très structurants mais aussi affectivement très destructeurs. Je me suis longtemps demandé si ce père m’avait davantage donné ou blessée, et après avoir écrit le livre, je crois que ce sont les deux à la fois. On se construit avec tout ce qu’on reçoit, même les violences invisibles, qui ne laissent pas de traces, mais qui sont profondément perturbantes, et qui peuvent empêcher de vivre. Il s’agit du sixième roman que je publie chez Notabilia, une maison d’édition sensible aux voix contemporaines, à la fois françaises et étrangères, dont l’exigence littéraire est forte, sans être pour autant élitiste ou confidentielle.

La montagne n’est pas finalement celle qui tient les fils des destins des personnages ?

La montagne a pris plus de place au fil de l’écriture ; elle représente un peu l’altérité, une forme d’hostilité, mais aussi le mystère que porte ce père qui est constamment en fuite vis-à-vis de lui-même, vis-à-vis de sa famille, et qui a besoin d’épuiser son corps, d’exorciser ce qui le hante pour trouver un bref repos. En même temps, cette montagne est une splendeur ; Isabelle entretient des sentiments ambivalents vis-à-vis d’elle et de son père. Elle l’admire et la déteste à la fois, car elle lui enlève son père quotidiennement.

Même si je ne les avais pas en tête au moment de l’écriture de mon roman, j’apprécie les très belles pages écrites par Éric De Luca sur la montagne, ainsi que le livre de Mario Righetti, Ouvre les yeux, où un couple réalise l’ascension des Dolomites ; on comprend à la fin pourquoi.

Le titre n’a-t-il pas une connotation biblique, de même que le parcours d’Isabelle, qui s’apparente à une fille prodigue ?

Pour un de mes livres précédents, La Longue Impatience, j’avais en tête la parabole du fils prodigue. C’est cette mère qui attend toute sa vie le retour de son fils, elle va lui écrire des lettres où elle lui décrit le festin qu’elle veut organiser pour son retour. La Nuit des pères concerne plutôt la fratrie, et ce frère et cette sœur qui n’ont pas eu le même père. J’ai vécu ce décalage dans ma famille, avec le même vécu, mais pas les mêmes souvenirs, comme si on n’avait pas métabolisé les blessures de la même façon. Le parent est à chaque fois unique face à son enfant, et chacun arrive à un moment différent. Le pluriel du titre était pour moi une façon de signifier cette façon d’être multiple dans la paternité.

Mon texte s’adresse d’ailleurs à ce père ; c’est toujours très mystérieux de constater que lorsqu’on écrit, il y a un moment où une voix émerge et s’impose. C’est la première fois que j’écrivais un livre sous forme d’adresse, et j’ai trouvé que cela installait une sorte de rythme, une scansion, une dimension un peu obsessionnelle. Ce choix énonciatif oscille entre ce qu’elle peut se dire à elle-même et ce qu’elle n’a jamais dit à son père.

Dans l’histoire de cette famille, la question des attentes des uns par rapport aux autres est-elle un des fondements de leur souffrance ?

Il y a toujours beaucoup de malentendus, qui ne sont pas toujours mal intentionnés. À partir du moment où on a une attente vis-à-vis de quelqu’un, on s’expose à beaucoup d’incompréhensions, car l’autre n’est pas là forcément dans sa vie pour combler nos attentes, qui n’appartiennent qu’à nous.

Se pose en filigrane la question de la transmission et l’habilité à constater les blessures vécues, mais aussi tout ce qu’on a reçu. Cette démarche demande du temps, d’autant plus que ce qu’on a reçu n’est pas toujours ce qu’on pense avoir reçu. Il y a aussi cette question des histoires qu’on porte, qui ne sont pas les nôtres, ces secrets, au sujet desquels on pense que peut-être un jour on va comprendre. Ces espèces d’énormes valises fermées qu’on porte, qui ne nous appartiennent pas, avec lesquelles il faut quand même avancer. Alors que je n'ai jamais voulu saturer mes enfants avec mon histoire personnelle et familiale, ils ont eu tendance à me dire qu’ils ne savaient pas grand-chose sur mon passé. Je voulais leur éviter une pesanteur que j’avais pu expérimenter moi-même. C’est très paradoxal et complexe de trouver la bonne dose d’ancrage qu’il faut donner, sans pour autant vous coller au sol…

Le motif de de la guerre d’Algérie n’est-il pas une forme d’allégorie de cette parole cachée ?

Oui en effet, même si cette guerre avait du sens pour moi, car mon père l’a vécue, de même que mes deux oncles maternels, et ils ont été marqués à vie. C’était une guerre honteuse, coloniale, et tous ces hommes qui l’ont faite n’ont jamais pu, ou alors tardivement, en parler. Ils avaient vécu ou subi des expériences innommables, et quand ils sont rentrés en France, c’était le silence, personne ne voulait entendre parler de cette guerre, désignée par la formule « les événements ». On estimait qu’ils n’étaient pas au niveau des deux guerres mondiales et qu’ils devaient être oubliés. Beaucoup d’hommes sont rentrés de là-bas définitivement blessés.

Au regard de la trajectoire d’Isabelle, l’oubli ou la fuite de l’enfance sont-ils impossibles ?

Je crois que la fuite n’est pas forcément la bonne réponse, elle peut l’être quand c’est une question de survie et qu’il faut s’arracher, car dans certaines relations, la rupture est nécessaire. C’est ce qu’a fait Isabelle.

Au-delà de ce geste de survie, il y a un moment où il faut nécessairement se repencher sur ce qui a été, pour comprendre et faire la paix ; on ne peut pas vivre dans le rejet, la violence et la colère, qui sont des affects très destructeurs.

La question qui se pose ensuite est celle du vieillissement, qui implique une confrontation entre parents et enfants, qui est éternelle. Aujourd’hui on est dans un monde où on a tendance à occulter la vieillesse, la mort, la souffrance, à les repousser le plus loin possible sous le tapis, jusqu’au moment où on est confronté à des choses très violentes, perturbantes et douloureuses. À partir de là, comment accompagner ses parents et vivre avec eux la chute et la fin, de manière que ce soit le plus humain pour les deux ?

La Nuit des pères de Gaëlle Josse, Notabilia, 2022, 192 p.

«À l’ombre de ta colère, mon père, je suis née, j’ai vécu et j’ai fui. Aujourd’hui, me voici de retour. J’arrive et je suis nue. Seule et les mains vides. Il y a longtemps que je ne suis pas venue. Une éternité. C’est ce qu’on dit lorsqu’on ne sait plus. »Ce récit que la narratrice adresse à son père commence par le retour d’Isabelle dans son village natal, en...

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