Critiques littéraires Poésie

« Les choses invisibles c’est la mémoire »

Estelle Dumortier écrit délicatement la rencontre de personnes présentant la maladie d’Alzheimer avec la poésie.

« Les choses invisibles c’est la mémoire »

D.R.

Entre les lignes d’Estelle Dumortier (poèmes) et Bernard Cianca (photographies), la rumeur libre éditions, 2021, 104 p.

Le 21 septembre prochain a lieu la journée mondiale Alzheimer. La maladie d’Alzheimer est caractérisée par une atteinte progressive et irréversible du cerveau. Nombre de fonctions cognitives et motrices se détériorent ; se manifestent alors troubles de la mémoire, désorientation dans le temps et l’espace, perte de l’aptitude à exécuter des gestes simples, difficultés de communication, troubles du comportement.

« Depuis que je suis partie dans la vieillesse/ j’ai tout le corps qui bouge/ ça me travaille dans la tête/ de me voir comme je me vois/ c’est pas mon genre. »

« Répéter, déambuler, chuter, fuguer » décrivent certains parmi les troubles du comportement de la maladie d’Alzheimer dans le domaine médico-social, alors qu’ils représentent des formes d’expression et des œuvres dans le domaine artistique. Entre les lignes est pensé dans la rencontre de ces deux univers: maladie et art, avec pour souhait « de porter son attention au-delà de l’apparent et de l’exprimé ».

« C’est loin/ les choses invisibles/ c’est la mémoire/ ça varie/ ça bouge dans les esprits/ l’invisible ?/ il y a des bêtes dedans/ des animaux qui sont dans la terre et qu’on ne voit pas/ on ne sait pas s’ils sont là (…). »

Projet culturel mené à la résidence mutualiste de l’Arche, à Charvieu-Chavagneux à l’est de Lyon, Entre les lignes vise à « transformer le regard porté sur la vieillesse, la maladie (…), la vie en EHPAD » et à « soulager l’isolement, le retrait et le repli » des résidents atteints de la maladie d’Alzheimer. L’équipe artistique du projet comprend une poète, un photographe, une vidéaste, un danseur, un musicien et un comédien. Estelle Dumortier, poète, évoque une « immense matière collectée entre 2019 et 2020 » suite aux « quelques 75h d’ateliers d’écriture ». Parmi les différentes formes d’ateliers proposés, ce sont les ateliers d’écriture « à voix haute » qu’elle privilégie avec les résidents.

« Il y a un mois on m’a prêté un poème/ lorsque je le lisais je ne faisais que pleurer/ parce qu’il n’y a que des pleurs en moi/ mais les larmes de maintenant/ sont les plus belles (…). »

Dumortier souligne dans ce sens l’importance de l’attention accordée aux moments où « la parole agit comme écriture, le débit ralentit, quelque chose semble faire de la place. Et c’est à cet endroit de l’écartement – entre les lignes – que s’immisce le silence, une sorte de rythme, un chant, la matière même du poème (…) ».

La beauté et l’émotion de cet ouvrage rare, né de ce projet, doivent énormément à la manière dont les poèmes d’Estelle Dumortier et les photographies de Bernard Cianca se côtoient. Cianca décède avant la fin du projet et c’est la poète qui sélectionne les photos et conçoit le livre.

« Entre les lignes est pour moi une rencontre avec la mémoire des autres, la mémoire vive et la mémoire du temps. La mémoire vive, instantanée, que les personnes malades ont tendance à perdre, c’est la photographie. La mémoire du temps, ce sont les personnes qui donnent leur histoire (…), ces choses qui vont revenir par bribes et c’est avec ça que je vais travailler (…) », témoigne Cianca.

Les photos de Cianca sont profondes. Avec des rayures par « choix : les rayures, ce sont les marques de la vie », note le photographe. Photos dotées de rides pour lignes, les yeux même sont des lignes. Portraits de mains parfois, elles parlent, l’affaissement de la nuque ou des épaules suggère. Une danse immobile et muette que sont ses photos. L’intériorité est soudain là, un regard tremplin ou un détail sur lequel on trébuche.

« (…) Aujourd’hui j’essaie de vivre/ alors je regarde la nature/ ces deux arbres à ma fenêtre/ quand il y a de l’orage, ils se rejoignent/ ils se soignent. »

Dans sa postface, Dumortier entame une réflexion intéressante sur la question : « De qui est l’écriture de ce livre ? » Elle pose : « (…) Il a fallu d’abord que je trouve un chemin d’écriture personnel dans la parole des résidents (…). Il y a toutefois dans ce livre deux types de textes : ceux écrits à partir de la parole des résidents et ceux qui sont écrits sur les résidents. »

Pudeur, Estelle Dumortier esquisse ses poèmes par micro-vacillements, tel un funambule se souvient que le basculement – entre équilibre et déséquilibre, confusion et cohérence, dispersion et unité – est le chemin qui mène à l’intériorité. Elle procède par effleurements à la rencontre avec chaque femme et chaque homme qui prend vie dans son poème. Ses poèmes rendent compte de ce que ces derniers consentent à partager : leur quotidien actuel dans l’institution, l’enfance, les petites choses qui donnent gout à leur vie, l’être aimé, la peur de se perdre, l’envie de liberté.

« (…) Créer quoi ? / peut-être pas le visible/ mais imaginer l’invisible/ on sait se rendre invisible/ parce qu’il sait passer/ sur un autre plan que les vivants/ (…) c’est le silence qui rend vivant/ j’ai eu un accident/ depuis je vois trouble/ je voudrais devenir invisible/ aller sur la lune et m’envoler. »

Le mystère des méandres de la mémoire se raconte. Chaque chemin de vie est une étoile qui file. En capturer la poussière étincelante. Estelle Dumortier compose avec l’invisible à partir d’empreintes, de bribes, de récits intenses et de silences. Elle écrit le corps qui approche la mort, la mémoire qui se rapproche de sa naissance. Et l’émotion du présent.

« (…) la pluie qu’elle entend/ dans ce poème/ l’emmène dans sa chambre/ pour maman qui m’attend/ ses yeux humides de petite fille. »


Entre les lignes d’Estelle Dumortier (poèmes) et Bernard Cianca (photographies), la rumeur libre éditions, 2021, 104 p.Le 21 septembre prochain a lieu la journée mondiale Alzheimer. La maladie d’Alzheimer est caractérisée par une atteinte progressive et irréversible du cerveau. Nombre de fonctions cognitives et motrices se détériorent ; se manifestent alors troubles de la mémoire,...

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