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Nos Lecteurs ont la Parole

Un souffle, et puis plus rien : « Je suis l’homme enseveli »

Un souffle, et puis plus rien : « Je suis l’homme enseveli »

Une équipe de secouristes chiliens à la recherche d’éventuels survivants dans les décombres d’un bâtiment à Gemmayzé, le 5 août 2020 au lendemain de l’explosion. Photo João Sousa


Le personnage de ce récit – rédigé quelques jours après l’explosion au port –

étant purement fictif, toute ressemblance avec des personnes existantes ou ayant existé ne saurait être que fortuite.

Je suis l’homme enseveli. J’entends tous ces bruissements d’eau. D’autres comme moi sans doute sont pris dans la pierre. Puis-je communiquer avec eux ? Leur envoyer des ondes souterraines ? J’épouse la roche qui m’enserre et m’enclave. Tordu dans mon trou. Vivant. À peine mort. Le temps ralentit jusqu’à devenir infinitésimal.

Je ne me souviens plus de ce que je faisais quand le bruissement m’a pris en otage. Je ne me souviens plus de la couleur des mots ou du bruissement de la page. Tenais-je un mug à la main ?

Regardais-je au loin ? Quelles étaient mes pensées ? Au dernier instant avant l’enfermement ?

Étais-je seul ou accompagné ?

Si oui, où sont les autres ? Rien ne m’entoure ici d’humain. J’ai longtemps aimé la pierre, mais celle-ci me montre sa puissance implacable, son absolue rigidité. Me prend-elle pour une pierre moi aussi ?

Engourdi mais vivant. Je grommelle des mots. Ma voix est rugueuse. Le son cogne, timide. Dans ma bouche, du sable s’infiltre. Avec la salive, je malaxe une jablé de mots. De la moujadra, mdardra, du tout-venant qui prend l’empreinte de ma gencive et de mes dents, je crie de ma bouche envahie, je lape de ma langue engourdie, je lèche les mots et la pâte sonore. Personne ne m’entend. Enseveli, loin de tous. La pierre l’a décidé ainsi.

Alors je me résigne à l’écouter. À ce qu’elle me dise, à ce qu’elle m’impose. « Tais-toi. Attends. Respecte. Assujettis-toi. Oublie. Renonce. Abdique. Amollis-toi. Meurs peut-être, sans doute. Si tu le veux bien. Si personne ne te trouve. »

Je me laisse envahir par le message. Ensevelir par ses mots. Je prie. Mais mes prières cognent. Je pleure, mes larmes vont s’unir aux fleuves de mots ruisselant dans les eaux souterraines.

Je parle, mais toutes sortes de bruits viennent couvrir ma parole. Des grincements. On ricane de moi tout-bas. Je hurle, mais j’ai peur que les secousses sonores ne viennent déplacer les maux qui m’affligent et m’écraser plus encore. Mon corps est inconfortable. Mon pied se perd loin. Ma main a besoin de gratter ma joue. Mon front sue. Mes cils filtrent le tamis des mots et du sable comme pour former un ciment plus doux et moins graveleux.

Je t’attends, toi qui saura me trouver. Je ne sais si tu es une femme ou un homme ou quel sera ton nom ou ta forme. Ou ton rite. Je ne crois pas. La logique implacable de la pierre me réduit à néant.

Une fourmi trouve son itinéraire sur mon corps. Je prie pour qu’elle ne soit pas suivie d’autres. Je suis capable de compter ses pas. Le toucher incertain de ses pattes malhabiles. Un réflexe de vent dans le ventre de la pluie.

L’immeuble s’est affaissé en un mot. Le mot d’ordre du 4 août. Un souffle. Et puis plus rien.

Ma joue contre la joue de la pierre. Nous ne dansons même pas. Nous ne chuchotons même pas, nous ne nous embrassons pas. Une union odieuse. Une fusion. Je ne t’ai pas choisie. Je ne t’aime pas. Ne m’impose pas ainsi ta présence. Despote. Insidieuse. Couvrante. Entêtée. Implacable. Dégaaaaage !

Un axe de fer sévit loin. Je préfère la rigidité froide du béton au coupant de l’alu ou du fer. Je préfère la paroi lisse et noire de la pierre aux poutres charbonneuses et leurs essaims. Je préfère cette paroi qui m’enserre à toute lumière indirecte chargée de mots. Aucun espoir dans les lumières indirectes. La porte de sortie ne vient pas de là où on la croit venir. Je ne sais pas dans quelle direction est le ciel.

Suis-je debout, assis, allongé, sur le dos, à plat ventre ? Comment savoir ? Je ne sais pas où est le centre de la terre, et combien plus bas je gravite sous le monde des vivants ?

Et combien loin de moi est le monde des morts ? Mais je redoute et m’amuse presque à trouver des relations de correspondance entre le monde des morts et celui des vivants. Je serai leur interface, leur trait d’union, leur sas. Porte d’entrée des ombres : il y a moi. Installez-vous. Attente inqualifiable. Je suis le faux jeton de la fausse monnaie qu’on a envoyée dans le ventre de la terre.

À quoi je sers ?

L’air est irrespirable. Et pourtant je respire. Mon souffle hydrate mes joues. Une nouvelle forme de douceur. Autogénérée. Un écosystème naît outre-tombe. Je m’installe dans mon campement.

Pas de faim encore. Pas de soif. Quelques tremblements. Une envie de mouiller plus loin. Plus encore. Je mouille. Je bande. Mon corps fonctionne à merveille. Plus loin encore, je m’endors.

Combien de nuits ? Combien d’heures, de sommeil, d’évanouissement, combien plus encore me sépare le vide, la césure ? Combien de nuits loin de toi ma vie ? Combien de vies loin de moi ? Épuisé. Tremblant, évanoui.

Je cède à la panique mais cela ne sert à rien. Je chie. Mais cela emmerde mon écosystème. Je m’habitue aux odeurs, aux bruits. Des passades de vent, des feintes de souffle. Des feintes de ricanement. J’attends, je m’ennuie. Je désespère. Je joue au Sudoku dans ma tête. Au plat pays du confinement extrême, je suis aplati. Il ne me reste que mes pensées. Mon Dieu qu’elles soient belles. Que le souffle m’emporte, me virevolte comme le vent loin de la tombe, loin de l’homme dans un pays nouveau, dans des contrées plus propres. Avec le vent, que mon âme parte séraphine. Dans un paysage basique. Ciel, terre, mer. Pas d’homme. À peine un goéland. C’est là que je veux vivre. Attendre. Mourir. Dans un coin perdu de ciel et de mer sur une roche basique.

Je préférerais cette sorte d’enfermement à celui que je vis par dépit. Dépit de l’homme. Et de sa stupide bravoure. Les cris, les exclamations, les grèves, les drapeaux qu’on secoue ne me servent à rien. Les revendications non plus. Rien n’a de sens. Rien ne vaut la peine d’être vécu si on doit se retrouver six pieds sous terre vivant.

Je m’accroche aux ombres des montagnes qui poussent dans ma tête. Mon pays est un continent. Mon corps en est une parcelle. La mer nous dérive loin de nous. Je suis prêt à mourir.

Des hallucinations s’approchent et lapent le sel de mes larmes, un continent salé aspergé de vent. L’espoir renaît de cet allègement, je crois aux étoiles. Un moment mystique. Je plane, des énergies sombres soulèvent ma poitrine, des tournis infinitésimaux lacèrent ma poitrine, des vagues dorées encadrent mes restes. Ma tête a la dimension d’une planète. Un paradis s’effondre sur moi. C’est merveilleux. Je suis tout allumé. Par une grâce qui m’a trouvé à mille lieues de moi. Je désespère de me retrouver moi. Ce doit être cela le corridor de la mort. Un entre-deux avec le diable des bêtes, les souffrances qui chialent.

Je plane. Des heures et des heures de paradis perdu.

Je ne veux même plus qu’on me retrouve, laissez-moi planer ainsi, indirect. Loin de vos médisances, de vos insultes, reproches. Laissez-moi libre sous terre. Sous influence, hors de vous. Vous qui pointez du doigt la merde des hommes. Ne savez-vous pas que tout s’effondre en un instant et que les mots sont des fléchettes ?

Le silence ici me convient plus que le résidu de tous les cris, je fais la synthèse dans ma tête, je tamise tout avant la fin. Vos cris ne serviront à rien. On n’est que roche, sable à la fin, et tout s’égrène et passe. Tout disparaît. L’humilité est ma plus tendre compagne, elle se fiance, je l’épouse. Je traîne avec elle. Je déstresse avec elle. L’ego s’en va, ne reste que le sable. Mon corps a pris des dimensions gigantesques. Tout me fait mal. Mon bas du dos est si loin de mon bout de pied. Mon corps se parcellise. Fracassé, il se disloque plus encore et nous formons plusieurs continents. Les différents aspects de moi. Avec des douanes, des laissez-passer, des infiltrations communicantes entre mon rein et mon foie, ma hanche et mon orteil, le cerveau voyage dans toutes ces contrées miraculeusement par des voies souterraines. Il rend visite aux organes. Il plante son fanion sur mes dunes. Plusieurs campements sur mon corps. Fraternisation des parcelles. L’union vient de l’intérieur, je suis moi et mes maux responsables de ma parole. Ensemble, nous soutenons mon corps arrimé à ma tête. Formidable coopération des êtres qui me forment. Mes organes se tiennent la main. Ensemble nous ne sommes pas seuls.

Quel a été mon dernier repas ? Vont-ils me chercher ? Me sauver ?

Me souscrire à ma peine ? Vont-ils me démolir quand ils viendront me sauver ? Savent-ils seulement sauver ? Se souviennent-ils de moi ?

Tiennent-ils à moi ? Tiennent-ils à la vie ? Ont-ils déjà pensé que j’étais mort ? Ont-ils ainsi renoncé ?

Combien d’entre eux sont-ils persistants ? Quels sont leurs moyens ?

Quelle est leur foi ? Quand ils me tendront la main, voudrais-je tenir la leur ? Que diront-ils quand ils me trouveront ? Un corps de plus dans le charnier des morgues ? Me retireront-ils entier ? En pièces détachées ?

Me broieront-ils ? À donner aux bêtes, à nourrir les bêtes qui en ces jours ne mangent pas à leur faim.

La vermine me mangera avant qu’ils ne me rejoignent. Eux qui cognent là-haut, j’entends leurs bruits. Ils s’affairent au-dessus du lieu du crime. Mais moi je dérive, vers le port, vers le silo, les dunes, vers les eaux mouillées salées. D’Achrafieh, je rejoins en pensée tous les corps dérivant sous terre, immobiles pourtant reliés, un tamis de corps qui dérivent vers les lieux de l’explosion, et qui ensemble rejoindront la mer pour tout oublier, tout recouvrir, tout renoncer, tout donner à la mer, comme une bouteille jetée en elle.

Je suis exactement sous mon lieu de résidence, mais je n’y suis plus. Ils ont beau cogner, ils ne me trouveront pas. Je vous le dis et répète, je dérive avec mon chat, avec mes plantes, tout ce qui est vivant et que j’ai arrosé, nourri, j’emporte tous les organes et cellules, et je laisse la pierre vide dans son enfermement, elle n’écrase plus rien ni personne. La terre a perdu ses mots à essayer de me tordre. J’ai glissé entier par la porte arrière, les sables m’enlisent et me glissent vers la mer. C’est un voyage délicieux. Le sable mouillé a affiné ses particules pour me transvaser vivant vers l’oubli le plus proche, la mer m’accueille et c’est ainsi que je meurs.

« Aama kif hadda hayda ? » (Mon Dieu comment a-t-il tenu celui-là ?)

« Ma tsawerr ! » (Ne filme pas !) Des voix me ramènent à moi, on me sauve, on me cherche. Non je ne suis plus là. Laissez-moi. Mais si ! On me dérange, on m’interpelle. « Sakker ouyounak » (Ferme les yeux). « Ya aayné » (Mon cher). Non, ne pas vous voir, ne pas vous revoir, je ne veux pas, je renonce, j’obéis à la volonté de la pierre, à son clair message. Ils déblaient, ils s’agitent, se penchent, m’agrippent, leurs bêches et leurs grues me lévitent. Je ressors de là, brun, terreux avec ma barbe, sans lunettes, aveugle et vivant. De brancard en brancard, ils me sauvent. Je ne veux pas parler, manger, me soigner. Je ne veux voir personne. N’entendre aucun mot, ne lire aucune page. Laissez-moi. Laissez-moi mourir. Je ne saurai pas vivre après cela. Ce ne sera pas la même vie. Mon témoignage n’en découdra pas. Je ne saurai pas quoi dire aux journalistes. Je ne reviendrai pas vers mes maux. Vous ne me trouverez pas à mon adresse. La nuit, les chiens aboient. La nuit je me souviens de la longue nuit. Pardonnez-moi si je ne peux plus… vivre avec vous.

Les textes publiés dans le cadre de la rubrique Courrier n’engagent que leurs auteurs. Dans cet espace, L’Orient-Le Jour offre à ses lecteurs l’opportunité d’exprimer leurs idées, leurs commentaires et leurs réflexions sur divers sujets, à condition que les propos ne soient ni diffamatoires ni injurieux ni racistes.

Le personnage de ce récit – rédigé quelques jours après l’explosion au port –étant purement fictif, toute ressemblance avec des personnes existantes ou ayant existé ne saurait être que fortuite.Je suis l’homme enseveli. J’entends tous ces bruissements d’eau. D’autres comme moi sans doute sont pris dans la pierre. Puis-je communiquer avec eux ? Leur envoyer des ondes...

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