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Monde - Témoignages

La vie un an après la prise de Kaboul par les talibans

Le 15 août 2021 marque un tournant dans la vie des Afghans, qui reviennent sous le joug du régime taliban près de deux décennies après leur éviction du pouvoir lors de l’invasion américaine.

La vie un an après la prise de Kaboul par les talibans

Des femmes et des enfants attendent pour recevoir du pain gratuitement devant une boulangerie à Kaboul, le 24 janvier 2022. Mohd Rasfan/Lehtikuva/AFP

C’est avec tristesse et amertume que Farid Jeę se souvient de ce jour, « le plus sombre que l’Afghanistan ait connu ». Lorsque les tirs de célébration ont résonné dans la rue à Kaboul, « tous nos rêves et nos espoirs se sont effondrés », se remémore avec dépit cet étudiant en psychologie à l’Université de Kaboul. Issu de la minorité hazara, principalement chiite et persécutée par les talibans, le jeune homme, qui rêve depuis de suivre des centaines de milliers de concitoyens sur la voie de l’émigration, ne cesse de répéter à quel point la situation dans son pays est devenue mauvaise. « Le 15 août est un jour noir. » Ce message est brandi aussi lors d’un rassemblement d’une cinquantaine de femmes samedi dernier, dispersé comme souvent à coups de tirs de sommation et de matraquage, venant rappeler aux talibans que leur pouvoir n’est pas accepté de tous. Un an après avoir pris la capitale afghane, le groupe extrémiste tente d’imposer ses règles tout en cherchant à acquérir une légitimité internationale et de gérer un État qui s’enfonce dans une crise économique et humanitaire aux conséquences mortifères.

Dans le pays, beaucoup se félicitent d’un certain retour à la paix et à la sécurité conséquent à la prise de pouvoir par le mouvement religieux. Les raids américains se sont tus depuis le départ chaotique des forces occidentales et du personnel étranger l’année dernière. Les forces de sécurité et les insurgés d’hier ne font aujourd’hui plus qu’un. Mais les attentats restent néanmoins monnaie courante dans l’Émirat islamique d’Afghanistan, perpétrés par des groupes rivaux comme l’État islamique au Khorassan. « Les médias sont avertis de ne pas couvrir les attaques et de ne montrer qu’un nombre limité de victimes s’il y en a. La sécurité n’est pas meilleure que sous le précédent gouvernement, c’est juste que nous en entendons moins parler », critique ainsi Abdul*, qui travaille à distance depuis Kaboul pour une compagnie européenne.

Si l’ingénieur informatique admet que la situation sécuritaire semblait s’améliorer dans les premiers mois de l’actuel régime et qu’une certaine stabilité paraît désormais prévaloir, reste qu’il s’interroge : « À quel prix ?

La famine ? Tellement en sont morts. Des femmes et des enfants qui n’ont rien demandé mendient pour un morceau de pain. » Depuis un an, plus de 90 % de la population ne mange pas à sa faim, selon le Programme alimentaire mondial. Une crise humanitaire liée entre autres à la flambée des denrées alimentaires, due notamment au conflit en Ukraine et aggravée par un hiver glacial, suivi d’une sécheresse et d’un violent tremblement de terre qui a tué plus de 1 000 personnes en juillet dernier. Mais la catastrophe humanitaire que traverse le pays résulte aussi d’une crise économique de nature politique.

Pas un pays, une « jungle »

Le retrait des Américains d’Afghanistan après près de deux décennies de conflit a été accompagné de sanctions économiques souvent considérées comme une punition collective pour le peuple afghan. Dans une décision polémique, l’administration de Joe Biden a ainsi décidé d’allouer la moitié des 7 milliards de dollars d’avoirs afghans gelés aux États-Unis pour l’aide humanitaire, tandis que l’autre moitié devrait servir à compenser les victimes du 11-Septembre. L’assistance internationale, qui finançait plus de 75 % du budget de l’État sous le précédent régime, a par ailleurs été arrêtée. « Nous ne pouvons retirer que 100 dollars par semaine dans les plus grosses banques du pays. Et pour cela, il faut se lever le matin à 4h pour faire la queue », s’insurge l’ingénieur qui soutient à lui seul une famille de 10 et attend un bébé dans quelques mois.

Menés par Washington, les Occidentaux ont exclu l’année dernière la banque centrale afghane, Da Afghanistan Bank, du système bancaire international, créant une crise de liquidités et des difficultés à assurer les activités économiques du pays. De nombreuses entreprises étrangères et organisations internationales ont par ailleurs quitté l’Afghanistan, contribuant à la hausse du chômage, tandis que l’État peine à payer les salaires des fonctionnaires. En 10 mois de règne taliban, plus de 90 % des Afghans avaient déjà connu des baisses significatives de leurs revenus si ce n’est leur assèchement total. « Les intérêts de la plupart des Afghans ne sont pas alignés avec ceux des talibans. Nous voulons une économie qui fonctionne, avec des emplois et des opportunités. Là, c’est un cirque », se lamente le futur papa, qui quitterait le pays s’il le pouvait. Zoya Nasiry qualifie, elle, son pays de « jungle ». Avec sa licence en économie, celle qui est actuellement au Pakistan pour finaliser des cours d’anglais rêvait de devenir une femme d’affaires capable d’offrir des opportunités à d’autres femmes. L’ambitieuse étudiante a pu au moins obtenir un diplôme avant que les écoles secondaires ne ferment leurs portes aux filles. Une décision confirmée à la dernière minute en mars dernier, malgré les pressions occidentales conditionnant l’aide au pays à la reprise de l’éducation pour la gent féminine et l’engagement du gouvernement taliban de s’y conformer. Si des dissensions au sein du groupe ont ainsi été mises en lumière, l’aile dure garde pour l’instant le dessus. Aussi, les droits des femmes ont bien changé depuis l’année dernière, notamment avec le rétablissement du ministère de la Promotion de la vertu et de la Prévention du vice (Amr-bil-Ma’roof). Il leur est désormais interdit de faire de longues distances sans un parent mâle en guise de chaperon, de travailler avec des collègues du sexe opposé, hors des secteurs de l’éducation et de la santé, ou encore d’avoir le visage découvert en dehors de la maison. « Pour le gouvernement, tu n’es rien. Ton éducation, ta connaissance, ton intelligence, personne ne les reconnaît si tu es une femme », peste Zoya Nasiry.

Mais elle veut obtenir un master pour aller plus loin, « c’est mon rêve depuis l’enfance », insiste-t-elle, prête à tenir tête aux talibans. Après avoir reçu un avertissement pour sa tenue par la police de la moralité, la jeune femme leur répond qu’elle n’en a cure des mesures qu’ils pourraient prendre par la suite. « En réalité, c’est facile de tout dire devant eux. Il y a encore beaucoup de femmes à Kaboul qui portent des pantalons et je pense que les talibans ne sont pas en mesure de faire accepter leurs règles par toutes les femmes. Mais ça joue sur le mental et je pense que les choses vont se durcir dans le futur », anticipe Zoya Nasiry avec angoisse. Une situation qu’envisage aussi Abdul, du fait de la liberté d’expression acquise en Afghanistan depuis le dernier règne taliban il y a plus de 20 ans. « Le régime n’est plus aussi cruel parce que la voix du peuple est à un tweet près. Cependant, je crains le jour où ils couperont l’accès à internet dans le pays. »

* Le prénom a été modifié.

C’est avec tristesse et amertume que Farid Jeę se souvient de ce jour, « le plus sombre que l’Afghanistan ait connu ». Lorsque les tirs de célébration ont résonné dans la rue à Kaboul, « tous nos rêves et nos espoirs se sont effondrés », se remémore avec dépit cet étudiant en psychologie à l’Université de Kaboul. Issu de la minorité hazara,...

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