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Nos Lecteurs ont la Parole

Je viens pour ne pas oublier d’où je viens...

On m’avait prévenu, avant de (re)venir au Liban cet été. Il y a ceux qui m’ont dit tu verras, c’est de nouveau Ibiza (comme si ça l’était avant), les bars et les hôtels sont remplis et il te faudra tout réserver en avance ! Et il y a ceux qui m’ont dit tu verras, ce n’est plus comme avant, tout est plus cher, il y a de la misère partout, et il te faudra prévoir tes médicaments d’urgence et beaucoup de cash. Et il y a ceux qui m’ont dit tu es fou de venir. Donc comme toujours depuis vingt-trois ans, j’y suis revenu et j’y ai trouvé de quoi donner raison aux trois prévenants. Et comme toujours, je repartirai à la fois avec soulagement et avec tristesse, cette dichotomie qui caractérise chaque « Libanais de l’étranger », pris au piège de cette terre qui rend malade même le plus obtus d’entre nous.

Oui, il y a du monde qui sort, comme il y en a toujours eu même sous les bombes. Ça ne m’étonne pas du tout, on est un peuple méditerranéen, on aime sortir que ce soit pour danser sous les étoiles, fumer un narguilé sur un rocher près de la mer ou tout simplement se poser dehors à regarder le temps qui passe. Les restaurants et les hôtels sont effectivement bien remplis, été post-Covid oblige, mais uniquement ceux qui n’ont pas déjà fermé. Car c’est l’été, tout le monde veut revoir sa famille, et les Libanais qui ne peuvent plus trop voyager pour des raisons de coût se replient vers les solutions locales. Oui, il faut du cash, mais c’est parce qu’il n’y en a plus dans les banques. Du cash, il y en a toujours eu au Liban. Le « cash caché », le cash que certains ont pu sauver au bon (voire au pire) moment, le cash de ceux qui ont des ressources à l’étranger, le cash qui n’est plus le bienvenu ailleurs, le cash qui voyage dans les malles d’Afrique et de l’Irak, le cash produit des ventes en devises, et le cash qui revient encore et toujours, diaspora à l’appui. Donc oui, ça a l’air de repartir, un tant soit peu. Ça donne l’impression d’un pays qui revit. Mais ce n’est qu’illusion.

Car de la misère, il y en a aussi, beaucoup plus qu’il y en a toujours eu. Cette fois-ci elle est sous nos yeux, chez nos voisins, sous nos propres toits. Elle nous lorgne à chaque coin de rue, à chaque endroit où il y a une poubelle bonne à fouiller, de jour comme de nuit, discrètement ou pas. Sous les ponts, dans les parcs, sur les trottoirs, dans les maisons, sur la corniche de Beyrouth au petit matin, la journée sous le soleil de plomb et tard dans la nuit noire sans éclairage public. Elle est ignoble cette misère qui se manifeste insidieusement par une coiffure mal entretenue, l’odeur corporelle, la longueur d’un pantalon qu’on n’a plus de quoi raccourcir, ou des chaussures trop usées. Elle est horrible cette misère qui s’est installée chez des personnes qu’on connaît et qui ont toujours vécu humblement mais dignement, et qui maintenant comptent sur les bons d’achat pour se procurer une pincée de riz, un peu de sucre ou un bout de viande. Il y a toujours eu de la misère au Liban, mais jamais comme ça. La misère qui pousse à demander de l’aide, à mendier, celle qui pousse à devenir fou. Et des fous, des personnes qui parlent au vide, j’en ai vu tous les jours.

Suis-je moi-même fou de venir ici, plutôt que de passer mes précieuses vacances quelque part d’autre ?

Quelque part de reposant ? Ça peut sembler logique, mais non, je ne suis pas fou. Je ne viens pas ici que pour remplir les restaurants ni fumer sur une terrasse éclairée par du mazout cher payé en dollars. Je ne viens pas pour qu’on me dise « ahla bi hal talleh », formule que je trouve d’ailleurs bien cynique, ni pour « aider l’économie libanaise ». Je ne viens pas parce que c’est le pays le plus beau du monde et qu’il n’y a pas mieux ailleurs (dit-on). Et je ne viens pas que pour bronzer et me balader à Batroun afin de poster de jolies photos sur Instagram. N’en déplaise aux optimistes à toute épreuve, le Liban n’est pas la carte postale, ni le paradis retouché qu’on étale sur les réseaux sociaux. On a toujours eu des montagnes magnifiques, une excellente cuisine et une vie culturelle trépidante. Mais ceci ne doit pas occulter les déchets, les incivilités, les passe-droit, l’ignobilité et la misère, et ce n’est surtout pas ce qui constitue la beauté ni le charme d’un pays, voire un pays tout court.

Je viens ici car je suis toujours revenu et que je reviendrai toujours sur cette terre qui est aussi bien la mienne qu’à ceux qui y résident. Je viens parce que je veux retrouver mes proches et les serrer entre mes bras. Je viens pour marcher dans les rues et discuter avec de vieilles connaissances qui me font remarquer volontiers que j’ai pris ou perdu du poids. Je viens pour entendre le mot « lhamdellah » après avoir écouté une complainte à faire pleurer. Je viens arpenter les sentiers de montagne, me faire saluer par un berger et me désaltérer d’eau de source glacée tout en priant qu’il n’y ait pas de décharge en amont. Je viens aussi pour vivre la trépidation du soir malgré le noir. Car le noir existe, il ne faut pas l’oublier. Je viens me plier en deux devant les histoires de lutte, de survie et de créativité qui tranchent avec la monotonie et l’insatisfaction accrue de la vie des citoyens occidentaux. Je viens tout en sachant que je vais monter les escaliers, ou alors attendre en bas avec les voisins le temps qu’on allume le moteur, cet instrument qui m’a vu naître et grandir et qui est revenu comme si de rien n’était. Je viens voir la mer, cette mer polluée mais d’un bleu profond et qui change de teinte tous les jours, comme Beyrouth, comme le Liban. Je viens pour ne pas oublier d’où je viens, et que mon fils le sache aussi. Et pour ça, je ne suis pas fou.

Le Liban a changé, oui. Vingt ans, trente ans, cent ans qu’il change à outrance, se réinventant sans cesse au fil des conflits, des velléités de ceux qui l’entourent et ceux qui l’habitent, et des allers-retours incessants de ses filles et fils, ainsi que celles et ceux qui y trouvent refuge, forcé ou pas. Mais il y a des choses qui ne changent pas. La corruption, la bonté, l’aveuglement politique, la générosité, le communautarisme, l’humanité, la négligence, l’innovation, la laideur, la beauté et l’espoir. Je viens pour ressentir l’espoir qu’un jour je pourrai rayer certains de ces mots, et que je pourrai finalement et vraiment me reconnaître dans ce pays qui est différent pour chacun de ses enfants, et dans ce peuple qui n’est pas encore une nation. Tant qu’il y aura de l’espoir, il y aura toujours des gens comme moi qui partiront et qui reviendront. Et rien que pour ça aussi, je ne suis pas fou.

Genève

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On m’avait prévenu, avant de (re)venir au Liban cet été. Il y a ceux qui m’ont dit tu verras, c’est de nouveau Ibiza (comme si ça l’était avant), les bars et les hôtels sont remplis et il te faudra tout réserver en avance ! Et il y a ceux qui m’ont dit tu verras, ce n’est plus comme avant, tout est plus cher, il y a de la misère partout, et il te faudra prévoir tes...

commentaires (4)

Magnifique! J’ai lu l’article deux fois!

Michele Aoun

14 h 34, le 12 août 2022

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Commentaires (4)

  • Magnifique! J’ai lu l’article deux fois!

    Michele Aoun

    14 h 34, le 12 août 2022

  • Magnifique texte.

    Janane mallat

    11 h 03, le 10 août 2022

  • Mon dernier voyage c’était juillet 2019 avec ma fille et son mari italien , ma fille est née au Liban. Elle avait un an quand on est venu en Italie. Ils ont adore le pays du Cèdre…

    Eleni Caridopoulou

    19 h 45, le 08 août 2022

  • Ah comme je vous envie de pouvoir venir pour quelques semaines, et puis quitter ce pays de fous, en poussant un cri de soulagement lorsque l'avion se met à accélérer sur le tarmac...

    Georges MELKI

    11 h 48, le 08 août 2022

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