Entretiens

Ritta du dedans et Baddoura du dehors

Ritta du dedans et Baddoura du dehors

D.R.

Désaltère est le titre du nouveau recueil poétique de Ritta Baddoura, après Parler étrangement, paru chez le même éditeur, L’Arbre à paroles, en 2014, et qui a reçu le prix de la poésie Max Jacob dans la catégorie « Découverte », en 2015. Différentes stations structurent le parcours du lecteur au cœur des textes de la poétesse franco-libanaise. « L’Arbre la ville », « Routes », « Chemins », « Torrent », « Retours », « Instantanés », « Traces » et « Respire » articulent une trajectoire qui embrasse une expérience existentielle foisonnante, dans un espace-temps en perpétuelle mutation, qui recentre le je sur lui-même, dans un ancrage toujours plus intense.

Les mots de l’auteure rendent compte d’une existence urbaine intériorisée et enchantée, sensible à tous les possibles que recèle la ville. « La nuit s’invite chez moi/ Dehors reste un moment au-dedans ». Dans cet espace du quotidien, se glisse la réminiscence permanente du pays des origines. « Sur le toit juste quand les doigts détachent le linge déjà sec/ Où habite longtemps après le départ/ La peau de mon pays natal au fond des tiroirs réguliers ».

Les mots traversent des espaces intérieurs de « jachères fleuries », de « landes en friche » et de « pentes drues », travaillés par le langage ; « C’est un mot qui doute sur l’espace pentu du silence ». La source de la parole remonte à l’enfance. « Tous les chemins de la langue mènent à maman ».

De très beaux textes évoquent les émotions complexes et actuelles du « retour » au Liban des vacances d’été, et toute la charge mémorielle qui les accompagne. « Quand lentement vers moi remonte/ D’un temps fendu en deux/ La fraîcheur de pastèque ». Au fil des vers, le je poétique semble tendre vers une légèreté ontologique qu’il expérimente par l’écriture. « Entrer peu à peu dans le futur/ Chaque jour l’oubli de soi à nouveau/ Rien n’est plus nouveau que l’oubli ». C’est finalement sur la magie de l’altérité, qui accompagne l’apaisement de la poétesse, que se termine Désaltère. « Je te regarde/ Te regarder me réconcilie avec le silence ».

Comment êtes-vous entrée dans le monde de la poésie ?

Très tôt, j’ai été sensible à la musique des mots, à leur pouvoir, leur présence. Et à travers les poèmes de l’école ou même les comptines, j’appréciais cette possibilité de créer des images, d’ouvrir des portes et de trouver d’autres chemins pour parler du monde, de ce qu’on vit, de soi, des autres. J’aimais écouter les autres élèves réciter, pour découvrir d’autres sens et d’autres émotions aux textes. En parallèle, pendant la guerre, j’ai rapidement considéré les livres de la bibliothèque de mes parents comme un soutien ; il y avait des livres d’art, des livres illustrés de gravures et d’anciens numéros de la NRF, en grand format. J’y ai découvert des romans publiés en feuilletons, des contes, des nouvelles, de Balzac, de Zola, ou Gauthier mais aussi d’auteurs moins connus du grand public. Je ne comprenais pas tout, mais je saisissais l’idée d’un monde intérieur, et mon recueil Parler étrangement évoque ce rapport très précoce aux mots, qui me proposaient un monde protégé de la guerre, même si elle en faisait quand même partie. Dans mon rapport aux mots, il y a une forme de joie enfantine et en même temps une conscience de la mort et de la destruction, de l’impasse du temps qui ne passe pas, de la peur, associée à un univers en dehors de cet espace-temps, où d’autres perspectives sont possibles.

Dans vos textes, on retrouve une dialectique intéressante entre l’intérieur et l’extérieur. Cette perspective est-elle récurrente dans votre écriture ?

Dans Désaltère, il y a la fenêtre, la porte, les murs et les motifs du passage qui sont travaillés. Dans Parler étrangement, les notions de dedans et dehors sont présentes, mais moins matérialisées par une architecture qui confronte l’espace intérieur à l’extérieur de la ville, de l’arbre ou de la forêt. J’évoquais plutôt l’écart entre les sensations et le monde extérieur de destruction, avec le thème essentiel de la cachette dans la tête, devenue abri symbolique au sein d’un abri réel mais qui n’en était pas un. Le monde du dedans était associé à une forme de silence, de disponibilité, parfois touchée par des brèches de ce qui se passait dans le monde extérieur, toujours en résonance, comme des enveloppes perméables. En écrivant « Je suis tombée dans le poème », je le conçois comme un lieu, un espace intérieur. Parler étrangement est plus narratif que Désaltère, même si on y retrouve tout de même une histoire. Dans Désaltère, il y a l’idée d’un passage entre l’intérieur et l’extérieur : le silence, les vitres sont comme des pellicules qui figurent de manière initiatique le basculement vers un monde parfois merveilleux, même si le point de vue adopté est celui de l’adulte que je suis, alors que dans Parler étrangement c’est la petite fille que j’étais qui parle.

Le va-et-vient spatial ne s’accompagne-t-il pas d’une traversée temporelle qui réconcilie l’avant et l’après dans le tissu poétique ?

Dans Désaltère, le passé et le futur sont intégrés dans une continuité plus harmonieuse, avec moins de cassures et de discontinuités que ce que l’on peut vivre dans la réalité, dans les extrêmes de la joie ou de la souffrance. La poésie permet aux émotions de s’articuler et de se reconnaître entre elles, malgré leurs différences radicales, dans une forme de douceur qui crée un sens. Au sein de la fluidité de Désaltère, se trament des reliefs et des obstacles, mais le rapport au présent est essentiel, conciliant un héritage à la fois personnel et collectif, et l’appréhension de l’après. Dans aucun autre recueil je ne suis au présent d’une manière aussi articulée, avec une forme de sérénité, qui arrive à exister par la reconnaissance de passages très violents, qu’il s’agisse de sentiments heureux ou plus douloureux.

Dans vos poèmes qui évoquent des émotions mêlées, associées au pays natal, comment se construit la notion de refuge ?

A priori je n’associais pas forcément ces deux éléments, et c’est toujours une belle surprise de découvrir ce qui existe dans mes textes à travers le regard des lecteurs ! La poésie utilise ce qu’il y a de plus précis dans son expression, c’est-à-dire les mots ; les sons, les couleurs semblent porteurs d’interprétations plus larges. Le langage nous coince, en désignant des éléments précis, et pourtant, les mots parviennent à aller dans des lieux complètement inédits, loin de ce qu’ils désignent strictement.

Ces poèmes qui évoquent mon pays natal participent de cette continuité entre l’avant et l’après, j’y évoque l’amour, le manque du pays, de la famille, de la maison d’enfance, des sensations associées à un espace-temps. On ne les retrouve pas dans le même lieu. Parler étrangement évoque mon rapport à la langue française, parlée d’une certaine manière au Liban et utilisée autrement en poésie. Désaltère interroge la continuité entre ce lieu des origines et mon nouveau pays, la France, même si ce terme est très personnel, selon la façon dont on investit les lieux, les villes, les quartiers. Dans mes textes sur la ville, l’intérieur de l’habitat fait écho à la proximité de l’arbre, des feuilles, des souvenirs, et se pose la question de comment habiter le présent et un lieu, plutôt que chercher un refuge. Lorsque j’écris « l’appartement était ma cabane », je parle de mon logement actuel et je me demande comment l’urbanisme de la ville peut entrer en résonance avec la nature, la forêt, la source que je garde en mémoire du Liban. Cette cabane est un lieu de repos, de lecture, de jeu, et l’éloignement n’est pas vécu comme une souffrance, même si le manque de mon pays natal est grand.

« Tout me rassure et tout m’inquiète », écrivez-vous en évoquant le retour au Liban. Que signifie cette oscillation émotionnelle ?

L’idée est que le retour ne permet jamais de retrouver ce que l’on a laissé. Les éléments ne sont pas statiques, tout est vivant, et tout ce qui nous entoure est travaillé par le temps et la présence de la mort ; même les atmosphères peuvent mourir car elles sont en vie. Ceci est d’autant plus flagrant au Liban, qui a connu des métamorphoses traumatiques, et les repères sont difficiles à trouver. « Tout me rassure et tout m’inquiète » évoque cela, la sensation troublante de retrouver des éléments familiers qui relèvent de l’étrange, qui nous rappellent que l’on n'était pas là, d’où des émotions très complexes au moment des retrouvailles. L’apaisement ne réside pas dans l’effacement de ces inquiétudes, mais dans le fait d’être là, avec tout ce qui est déjà arrivé.

Dans quelle mesure l’altérité fonde-t-elle une forme d’apaisement dans cette trajectoire poétique émotionnelle ?

Dès les premiers recueils du poème, la deuxième personne est présente, sans qu’il y ait de dialogue, à travers les figures du père, de la mère, des inconnus, des passants dans la ville… Les questions qui se posent sont des manifestations de l’altérité, qui s’inscrit à l’extérieur. « Quelque chose change, dehors est un aquarium ». Dans ce vers, l’idée est que c’est l’extérieur qui fait exister le dedans. Dans certains textes, je m’adresse à quelqu’un de manière spécifique, « Rentre sur le toit de ma maison/ Assieds-toi sous le peuplier/ Remplis ton verre à la source ». Le chat est aussi une figure de l’altérité, lui qui « doute sur l’espace pentu du silence », c’est une tache noire vue d’en haut, et la lecture invite à changer sans cesse de perspective, de près, de loin, afin de regarder différemment. Mais il est vrai que le tu devient plus présent dans la dernière partie du recueil, où je dialogue avec ma famille, c’est-à-dire mon compagnon et mes enfants, ils fondent une altérité fondamentale, à travers laquelle, de manière multiforme, je grandis et je deviens ce que je suis. Les deniers vers d’adressent à une petite fille. « Sans s’acclimater tout à fait nous nous épanouissons/ Et avançons avec les fleurs et les arbres que tous/ pensent immobiles/ Toutes deux ici nous vivons ».

Propos recueillis par Joséphine Hobeika

Désaltère de Ritta Baddoura, L’Arbre à paroles, 2022.

Désaltère est le titre du nouveau recueil poétique de Ritta Baddoura, après Parler étrangement, paru chez le même éditeur, L’Arbre à paroles, en 2014, et qui a reçu le prix de la poésie Max Jacob dans la catégorie « Découverte », en 2015. Différentes stations structurent le parcours du lecteur au cœur des textes de la poétesse franco-libanaise. « L’Arbre la ville »,...
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