S’il est désormais plus que probable que la partie nord des silos du port de Beyrouth pourrait s’effondrer à tout moment, la partie sud de la structure continue de tenir bon et pourrait être préservée sans trop de difficultés, assurent des experts à L’Orient-Le Jour. De quoi remettre en question l’insistance des autorités à démolir l’intégralité des silos, et ce contre la volonté des familles des victimes qui appellent à la préservation des structures. D’autant plus que la démolition de ce qui subsiste de ces gigantesques réservoirs en béton armé n’est pas aussi simple que l’on pourrait imaginer, assurent certains experts.
Le sort réservé aux silos fait l’objet d’allers-retours interminables depuis plusieurs mois. Le 16 mars dernier, le gouvernement de Nagib Mikati avait approuvé leur démolition, avant que cette décision ne soit remise en question deux jours plus tard, par le ministre de la Culture Mohammad Mortada, qui a présenté une décision consistant à classer les silos sur la liste du patrimoine national. Toutefois, le 14 avril, le cabinet est revenu à la charge, confiant au Conseil du développement et de la reconstruction la démolition de la structure.
Deux méthodes possibles, toutes deux problématiques
Yehya Temsah, ingénieur structurel et directeur adjoint de l’Université arabe de Beyrouth, assure qu’il n’y a pas besoin de démolir l’ensemble des silos et que la partie sud pourrait être facilement préservée. « L’incendie qui frappe la partie nord (dû à la fermentation de 800 tonnes de maïs coincées dans les silos) a fragilisé cette partie des silos qui pourrait désormais s’effondrer, sauf que personne ne sait quand. La partie sud des réservoirs, elle, est stable. Elle a juste besoin d’un léger renforcement », explique l’expert à L’Orient-Le Jour. Il précise qu’il subsiste aujourd’hui 8 silos du bâtiment nord et 6 du bâtiment sud. Yehya Temsah fait partie des signataires, aux côtés de l’ONG Biladi, l’Association libanaise pour la conservation de l’archéologie et du patrimoine (Alcap) et le comité national de Blue Shield, d’une lettre adressée le 20 juillet à la présidence du Conseil des ministres et au ministère de la Culture demandant de réactiver la décision du ministre Mortada et de classer les silos parmi les bâtiments patrimoniaux.
Interrogé par ailleurs sur les méthodes qui pourraient être adoptées par les autorités au cas où la démolition finit par s’imposer, Yehya Temsah confie qu’il existe deux options. « La première méthode possible est celle de l’implosion. On peut faire sauter les silos avec du matériel explosif placé à l’intérieur. C’est la méthode qui a déjà été évoquée par le gouvernement. Elle peut être envisageable pour la partie nord, mais elle serait dangereuse pour la partie sud. Si on procède à une implosion dans la partie sud, on pourrait causer plus de dégâts dans les alentours qu’au niveau des silos eux-mêmes, ces structures étant construites en béton armé », explique l’ingénieur. « Il existe également une méthode plus traditionnelle consistant à démolir petit à petit à l’aide d’une boule en acier. Ce procédé est coûteux et prend beaucoup de temps. De toute manière, si on démolit les silos, on ne peut rien construire à la place car leurs fondations seront difficiles à extraire », poursuit-il.Interrogé par L’OLJ, Nabil el-Jisr, président du Conseil du développement et de la reconstruction, confirme que l’implosion est privilégiée, l’autre méthode étant trop lente. « Nous avons effectué une étude sur le mécanisme de démolition », explique-t-il. Toutefois, l’incertitude indispose le CDR, qui n’obtient pas de réponse aux questions posées au gouvernement, lequel n’a toujours pas pris une décision définitive, selon lui. Il assure qu’une réunion est prévue aujourd’hui au Grand Sérail autour de ce sujet.
Mille dollars... par heure
« Si l’on décide de recourir à la boule de démolition, je vous laisse imaginer le bruit que les Beyrouthins vont entendre à longueur de journée et le traumatisme qui pourrait en découler. Et ce serait pire si l’on opte pour l’implosion. Le bruit sera pire que celui des explosions du 4 août 2020, sans oublier le coût de ce genre d’opération et la pollution qui va en découler. » Joanne Farchakh Bajjaly, spécialiste de patrimoine en danger et directrice de Biladi, n’en démord pas. « La démolition est une solution purement politique pour dire que l’explosion n’a jamais eu lieu. Sans preuves matérielles, on peut falsifier les données et les narrations et, petit à petit, on modifie la mémoire », met-elle en garde. Pour l’experte, « ces silos ont des murs de fondation de plusieurs mètres qui ne pourront pas être retirés, il s’agit donc d’un espace condamné qui ne pourra pas être utilisé lors de la reconstruction du port ». Elle se demande par ailleurs si la vente du fer résultant de la démolition n’est pas une des motivations de l’entreprise. Nabil el-Jisr, de son côté, assure que cette option a été envisagée à un moment comme un moyen d’alléger le fardeau financier de la démolition, mais rien n’est sûr pour l’instant. Rana Debaissi, enseignante en architecture à l’Université libanaise et militante au sein de Biladi et Blue Shield, assure pour sa part que « l’usage de la boule de démolition est un gouffre financier ». « La location de cette grue coûte mille dollars l’heure ! Sans oublier qu’il faudra au moins 6 mois pour effectuer le travail », prévient-elle.
Mémorial éphémère en grains
« Il faut absolument classer les silos sur la liste du patrimoine national, afin de donner une valeur visuelle au traumatisme collectif », insiste Joanne Farchakh Bajjaly. Elle affirme attendre, ainsi que les autres signataires de la lettre adressée au gouvernement, un rendez-vous avec le Premier ministre et le ministre sortant de la Culture dans le but d’accélérer la préservation des silos.
Parmi les défenseurs de cette cause, Gioia Sawaya, une architecte qui s’intéresse au lien entre la mémoire et l’urbanisme. Après avoir mené des recherches sur l’historique de cette structure, cette jeune architecte a conçu un projet de mémorial éphémère parallèle aux silos et construit à partir de grains récupérés sur place. « Le projet consiste à ériger dans le port un mur construit à partir de briques de grains qui auront les mêmes dimensions que la partie détruite par les explosions. Il s’agira d’un mémorial éphémère mais hautement symbolique », nous explique l’architecte. « J’ai imaginé ce concept il y a quelques mois parce que j’estime que la démolition constituera une atteinte à la mémoire collective. Il s’agit désormais d’un espace sacré qu’on ne peut plus envisager dans le cadre d’un profit économique », explique-t-elle. Bien qu’il n’ait pas encore été publié dans des revues scientifiques, le projet de Gioia Sawaya fait déjà parler de lui sur les réseaux sociaux. « Les gens ont partagé le projet en ligne. J’ai été contactée par des employés du ministère des Travaux publics qui semblaient séduits par l’idée, mais ils n’ont pas donné suite », souligne-t-elle. « Le fait que les silos subsistent aujourd’hui dans cet état est symbolique de la corruption dans le pays. Il faut les garder en place et les consolider pour ne pas oublier ce qui s’est passé en ce funeste 4 août 2020. Je pense qu’il devrait être interdit de toucher aux silos avant que justice ne soit rendue. La décision concernant leur sort devrait revenir à la population libanaise et non pas aux seules autorités », conclut-elle.
Le 4 août décrété journée de deuil national
Le gouvernement a décrété jeudi le 4 août prochain journée de deuil national, à l’occasion du second anniversaire de la double explosion meurtrière de 2020 au port de Beyrouth, qui a fait plus de 220 victimes et 6 500 blessés, ravageant des quartiers entiers de la capitale. Dans une circulaire, la présidence du gouvernement a ainsi annoncé la fermeture des administrations publiques et des municipalités jeudi prochain, ainsi que la mise en berne des drapeaux.
commentaires (5)
Il me semble qu'aucune personne spécialiste de démolition n'a été interviewvée pour cet article. Probablement c'est de même, coté gouvernement.
Ghali Elias
18 h 29, le 01 août 2022