Cher Edgar,
« L’espérance, c’est l’improbable », nous dites-vous à l’âge de cent un ans. Ces trois mots tombent à pic, pour nous ici, au Liban. Ils font la différence entre le tragique et la sanction à perpétuité. Ils nous renvoient aux limites de toute certitude comme aux potentiels de ce que l’on ignore. Ils nous disent que le malheur peut être fatal mais qu’il n’est pas une fatalité. Ils placent au même endroit le courage de douter et le courage de faire confiance. Les raisons de souffrir et les raisons de rêver. La puissance de l’horreur et le pouvoir de l’amour. Et cette chose compliquée que vous évoquez dans Autocritique : « La conscience que les idées ennemies ont une part de vérité, parfois devenue folle. » C’est à votre désir acharné de paix que l’on doit cette phrase si nécessaire. Vous avez préféré « comprendre » à « avoir raison », risquer mourir plutôt que risquer de ne pas vivre, essayer à tort plutôt que céder à l’indifférence. En perdant votre mère à l’âge de dix ans, vous avez très tôt connu la peur et la mort ; vous les avez conjurées en prêtant votre voix à ceux qui en souffraient autant que vous, mais aussi en écoutant ceux qui avaient trop peur des deux pour vivre intensément. D’où votre absence spontanée de méchanceté, d’aigreur ou d’envie. D’où la préservation de votre énergie pour ce qui en vaut la dépense. D’où le piège aussi, lorsque vous cosignez deux ouvrages d’entretiens avec un militant islamiste comme s’il s’agissait d’un simple dialogue entre un intellectuel né musulman et un intellectuel né juif. Mais qui ne fait pas d’erreur sur la durée d’un siècle ? D’où enfin votre accès immédiat à l’universel. Au lendemain du 11-Septembre, vous m’aviez dit : « La non-violence viendra des violents repentis. » La réalité tarde à vous donner raison, mais qui sait... peut-être.
Si je vous écris aujourd’hui par voie de presse, c’est pour vous remercier à voix haute, mais aussi pour me servir de vous. Chaque fois que je vous lis ou vous entends, l’air me semble moins lourd. Vous avez inventé sans le savoir une écologie de l’âme : la discipline qui permet à l’espoir et au désespoir de communiquer, d’interagir, de se laisser respirer l’un l’autre. C’est cela que je voudrais pouvoir transmettre à tous ceux qui autour de moi se sentent en ce moment sommés de désespérer, par devoir de lucidité. Je voudrais me dire et leur dire : « N’espérons ni ne désespérons, préservons seulement notre aptitude à nous laisser surprendre. » Une amie commune avait résumé d’une phrase la faillite de notre espèce : « L’humanité a mal pris la mort. » Ce n’est pas votre cas. Vous avez très tôt souffert de la mort, vécu avec elle, mais vous l’avez prise pour ce qu’elle est : la fin naturelle d’un séjour improbable. Sans doute est-ce l’une des raisons pour lesquelles vous avez su la faire attendre. Tant de gens parient sur la foi par absence de ferveur. Vous avez fait l’inverse : vous avez misé sur la ferveur sans le secours de la foi. Vous avez humanisé l’ignorance, en l’endossant ; vous en avez fait, du même coup, la meilleure amie du savoir. Et votre savoir est devenu le meilleur ami de ceux qui rêvent, comme vous, d’un monde où l’air, l’eau et les pays n’appartiennent à personne. C’est-à-dire à tous.
Cher Edgar, je vous vois tel un enfant sous la pluie : les poings fermés, le front plissé, les paupières battantes, allant chercher de toutes vos forces les phrases qui auront le pouvoir d’associer les différences, d’intégrer les nuances, de relier les extrêmes. Au bord de la colère, vous êtes encore au seuil de la tendresse. Chez vous, la moue ou le cri virent pour un rien au sourire. Ou l’inverse. Même au repos votre visage est en mouvement. Il veille. Vous avez certes un double, mais vous n’êtes pas double, vous êtes mouvementé comme le sont le vent et la musique. C’est ainsi que vous comprenez la condition humaine : une aventure insondable qu’il est passionnant de vivre avec le refrain de son mystère en tête. Avec l’humilité, la fébrilité, la peur et la joie que ce mystère nous impose. C’est pourquoi votre parcours intellectuel et politique a si bien vieilli. Vous vous êtes tenu là où l’orgueil, la fausse modestie, le ridicule, la peur du ridicule n’ont pas de place. Vous avez regardé le malheur en face lorsqu’il régnait sans partage. Vous avez, en même temps, gardé au chaud la place de son remplaçant provisoire : le bonheur. Surtout, surtout, le malheur de l’un n’a jamais exclu à vos yeux le malheur de l’autre. Ceux qui parmi les Israéliens et les juifs vous sont hostiles comprendront un jour – je l’espère – que votre formidable attention au malheur des Palestiniens ne fait qu’un avec votre résistance au nazisme. L’avenir n’oubliera pas que dans la nuit des idées qui tuent et des injustices impunies, vous avez monté la garde de l’honneur et de la cohérence. À force d’accueillir l’improbable, vous l’avez accompli. Pour ma part, en ce mois de votre anniversaire, je vous dis et vous redis merci.
Par Dominique EDDÉ
Romancière et essayiste. Elle est notamment l’auteure de « Kamal Jann » (Albin Michel, 2012).
L’amour, le savoir et la curiosité de l’autre restent le meilleur élixir pour un jouvence éternelle et un équilibre mental. Regardez comme il rayonne, ça nous change des momies que nous avons qui baignent dans leur ignorance et leur aigreur qui se reflètent sur leur visage.
11 h 17, le 24 juillet 2022