Rechercher
Rechercher

Idées - Point de vue

Lettre à Edgar Morin : « Vous avez fait de l’ignorance la meilleure amie du savoir »

Lettre à Edgar Morin : « Vous avez fait de l’ignorance la meilleure amie du savoir »

Le philosophe et sociologue Edgar Morin lors d’un discours à l’Unesco, le 2 juillet 2021, à Paris.

Cher Edgar,

« L’espérance, c’est l’improbable », nous dites-vous à l’âge de cent un ans. Ces trois mots tombent à pic, pour nous ici, au Liban. Ils font la différence entre le tragique et la sanction à perpétuité. Ils nous renvoient aux limites de toute certitude comme aux potentiels de ce que l’on ignore. Ils nous disent que le malheur peut être fatal mais qu’il n’est pas une fatalité. Ils placent au même endroit le courage de douter et le courage de faire confiance. Les raisons de souffrir et les raisons de rêver. La puissance de l’horreur et le pouvoir de l’amour. Et cette chose compliquée que vous évoquez dans Autocritique : « La conscience que les idées ennemies ont une part de vérité, parfois devenue folle. » C’est à votre désir acharné de paix que l’on doit cette phrase si nécessaire. Vous avez préféré « comprendre » à « avoir raison », risquer mourir plutôt que risquer de ne pas vivre, essayer à tort plutôt que céder à l’indifférence. En perdant votre mère à l’âge de dix ans, vous avez très tôt connu la peur et la mort ; vous les avez conjurées en prêtant votre voix à ceux qui en souffraient autant que vous, mais aussi en écoutant ceux qui avaient trop peur des deux pour vivre intensément. D’où votre absence spontanée de méchanceté, d’aigreur ou d’envie. D’où la préservation de votre énergie pour ce qui en vaut la dépense. D’où le piège aussi, lorsque vous cosignez deux ouvrages d’entretiens avec un militant islamiste comme s’il s’agissait d’un simple dialogue entre un intellectuel né musulman et un intellectuel né juif. Mais qui ne fait pas d’erreur sur la durée d’un siècle ? D’où enfin votre accès immédiat à l’universel. Au lendemain du 11-Septembre, vous m’aviez dit : « La non-violence viendra des violents repentis. » La réalité tarde à vous donner raison, mais qui sait... peut-être.

Si je vous écris aujourd’hui par voie de presse, c’est pour vous remercier à voix haute, mais aussi pour me servir de vous. Chaque fois que je vous lis ou vous entends, l’air me semble moins lourd. Vous avez inventé sans le savoir une écologie de l’âme : la discipline qui permet à l’espoir et au désespoir de communiquer, d’interagir, de se laisser respirer l’un l’autre. C’est cela que je voudrais pouvoir transmettre à tous ceux qui autour de moi se sentent en ce moment sommés de désespérer, par devoir de lucidité. Je voudrais me dire et leur dire : « N’espérons ni ne désespérons, préservons seulement notre aptitude à nous laisser surprendre. » Une amie commune avait résumé d’une phrase la faillite de notre espèce : « L’humanité a mal pris la mort. » Ce n’est pas votre cas. Vous avez très tôt souffert de la mort, vécu avec elle, mais vous l’avez prise pour ce qu’elle est : la fin naturelle d’un séjour improbable. Sans doute est-ce l’une des raisons pour lesquelles vous avez su la faire attendre. Tant de gens parient sur la foi par absence de ferveur. Vous avez fait l’inverse : vous avez misé sur la ferveur sans le secours de la foi. Vous avez humanisé l’ignorance, en l’endossant ; vous en avez fait, du même coup, la meilleure amie du savoir. Et votre savoir est devenu le meilleur ami de ceux qui rêvent, comme vous, d’un monde où l’air, l’eau et les pays n’appartiennent à personne. C’est-à-dire à tous.

Cher Edgar, je vous vois tel un enfant sous la pluie : les poings fermés, le front plissé, les paupières battantes, allant chercher de toutes vos forces les phrases qui auront le pouvoir d’associer les différences, d’intégrer les nuances, de relier les extrêmes. Au bord de la colère, vous êtes encore au seuil de la tendresse. Chez vous, la moue ou le cri virent pour un rien au sourire. Ou l’inverse. Même au repos votre visage est en mouvement. Il veille. Vous avez certes un double, mais vous n’êtes pas double, vous êtes mouvementé comme le sont le vent et la musique. C’est ainsi que vous comprenez la condition humaine : une aventure insondable qu’il est passionnant de vivre avec le refrain de son mystère en tête. Avec l’humilité, la fébrilité, la peur et la joie que ce mystère nous impose. C’est pourquoi votre parcours intellectuel et politique a si bien vieilli. Vous vous êtes tenu là où l’orgueil, la fausse modestie, le ridicule, la peur du ridicule n’ont pas de place. Vous avez regardé le malheur en face lorsqu’il régnait sans partage. Vous avez, en même temps, gardé au chaud la place de son remplaçant provisoire : le bonheur. Surtout, surtout, le malheur de l’un n’a jamais exclu à vos yeux le malheur de l’autre. Ceux qui parmi les Israéliens et les juifs vous sont hostiles comprendront un jour – je l’espère – que votre formidable attention au malheur des Palestiniens ne fait qu’un avec votre résistance au nazisme. L’avenir n’oubliera pas que dans la nuit des idées qui tuent et des injustices impunies, vous avez monté la garde de l’honneur et de la cohérence. À force d’accueillir l’improbable, vous l’avez accompli. Pour ma part, en ce mois de votre anniversaire, je vous dis et vous redis merci.

Par Dominique EDDÉ

Romancière et essayiste. Elle est notamment l’auteure de « Kamal Jann » (Albin Michel, 2012).

Cher Edgar, « L’espérance, c’est l’improbable », nous dites-vous à l’âge de cent un ans. Ces trois mots tombent à pic, pour nous ici, au Liban. Ils font la différence entre le tragique et la sanction à perpétuité. Ils nous renvoient aux limites de toute certitude comme aux potentiels de ce que l’on ignore. Ils nous disent que le malheur peut être fatal mais qu’il...

commentaires (7)

L’amour, le savoir et la curiosité de l’autre restent le meilleur élixir pour un jouvence éternelle et un équilibre mental. Regardez comme il rayonne, ça nous change des momies que nous avons qui baignent dans leur ignorance et leur aigreur qui se reflètent sur leur visage.

Sissi zayyat

11 h 17, le 24 juillet 2022

Tous les commentaires

Commentaires (7)

  • L’amour, le savoir et la curiosité de l’autre restent le meilleur élixir pour un jouvence éternelle et un équilibre mental. Regardez comme il rayonne, ça nous change des momies que nous avons qui baignent dans leur ignorance et leur aigreur qui se reflètent sur leur visage.

    Sissi zayyat

    11 h 17, le 24 juillet 2022

  • Les œuvres d’Edgar Morin devraient être enseignées de toute urgence dans les écoles des les classes primaires. Entre autres « c’est les les souvenirs qui viennent à ma rencontre ». Il prêche le savoir et l’ouverture aux autres mais en conscience comme il le dit: la raison doit toujours contourner la passion. Mais il appuie aussi le courage de ses convictions: Ne pas dételer, ne pas se résigner continuer de vivre en risquant sa vie et risquant la mort. Il écrit, La preuve de tout ça, lorsqu’en 41, quand tous les alliés s’avèrent vaincus et qu’avec un sursaut de la Russie, on a gagné la guerre contre la machine de guerre. Cela nous donne à réfléchir et à espérer, dans notre cas la Russie serait le sursaut peuple libanais qui se mettra en rang uni et serré pour la patrie contre tous les envahisseurs et les traîtres. C’est notre seul salut.

    Sissi zayyat

    11 h 12, le 24 juillet 2022

  • Écouter et lire Edgard Morin est une amitié en soi L’écriture de Dominique la magnifie Mais l’espoir au Liban même en ces temps de désespérance reste obligatoire Tant qu’il y aura des disciples d’Edgard Morin Merci Dominique de ces rayons de soleils qui devraient être mis comme Mr Morin sur ordonnance ?

    Noha Baz

    20 h 46, le 23 juillet 2022

  • Sur le mode épistolaire (que je n’aime pas) mais avec une écriture moins impulsive que la lettre adressée à l’autre philosophe, dont Morin était son invité un samedi matin à la radio, et c’était mémorable. C’est plus une lettre à tous ceux cités dans l’article qu’à Morin. D’abord le titre énigmatique : "Vous avez fait de l’ignorance la meilleure amie du savoir", le savoir, le savoir trop, ne mène pas nécessairement à la compréhension. Plutôt : "Vous avez fait du savoir le meilleur ami de la compréhension". Oui, c’était un piège, (les entretiens avec le militant islamiste), bien qu’il est né à Genève, l’Egyptien et petit fil d’un fondateur de confrérie, est resté intellectuel musulman et Suisse. (Les gênes sont persévérantes). "L’espérance c’est l’improbable" ? Qu’un Etat si bien solide d’apparence, s’effondrera par contingence. C’est cela l’espérance. Touchant dans ses interventions avec son rictus de centenaire, Morin évoque la proposition de Felipe Gonzales de lui restituer l’identité espagnole, dans "Leçons d’un siècle de vie", me revient à l'esprit le roi d’Espagne et son : "Comme vous nous avez manqué". De désillusion à une autre, et longtemps après "Penser l’Europe", cette Europe dont il a finalement perdu la foi.

    Nabil

    17 h 24, le 23 juillet 2022

  • Merci pour ce beau texte qui me donne envie de redécouvrir Edgar Morin

    F. Oscar

    09 h 36, le 23 juillet 2022

  • Tres bel hommage,d'une belle ecriture,humaine,et d'esperance.Merci Madame

    Muller Bertrand

    07 h 24, le 23 juillet 2022

  • Tres bel hommage,d'une belle ecriture,humaine,et d'esperance.Merci Madame

    Muller Bertrand

    07 h 24, le 23 juillet 2022

Retour en haut