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Moyen-Orient - Récit

Mort de Shirine Abou Akleh : deux mois d’enquête en eaux troubles

Le meurtre à Jénine de l’ancienne journaliste palestino-américaine, le 11 mai dernier, avait ému le monde entier. Deux mois après, l’indignation internationale est retombée et les responsables n’ont pas eu de comptes à rendre. Récit d’un coup d’épée dans l’eau.

Mort de Shirine Abou Akleh : deux mois d’enquête en eaux troubles

Dans la ville natale de Shirine Abou Akleh, quelques jours avant la visite du président américain en Cisjordanie, des affiches appellent à ce que justice soit rendue dans l’assassinat de l’ancienne journaliste vedette d’al-Jazeera. Bethléem, le 14 juillet 2022. Ahmad Gharabli/AFP

« Évidemment que j’y crois encore. » Entre deux avions, Antoun Abou Akleh reste confiant. Et martèle qu’il fera tout pour obtenir justice après le meurtre de sa sœur, la journaliste palestino-américaine Shirine Abou Akleh. Le coup de fil qu’il vient de recevoir mercredi de la part du secrétaire d’État américain Antony Blinken est « une bonne nouvelle ». Il signifie d’abord que son courrier de trois pages, rédigé au nom de toute la famille et adressé au locataire de la Maison-Blanche vendredi 8 juillet, n’est pas resté lettre morte. Sa voix a été entendue. L’invitation à Washington, communiquée par téléphone le premier jour de la visite de Joe Biden en Israël, pourrait aussi fournir une opportunité en or pour regarder l’administration « en face » et faire remonter les demandes de la famille. « C’est la moindre des choses que l’on puisse faire pour Shirine », lâche-t-il.

Il y a un peu plus de deux mois, la mort de sa sœur cadette avait enflammé les esprits bien au-delà des cercles proches. Dans la région, la reporter senior d’al-Jazeera était une icône. Après avoir rejoint l’antenne arabe en 1997, elle se fait un nom au cours de la seconde intifada (2000-2005), devenant au fil des années un symbole de persévérance. Un pilier du paysage médiatique arabe et un modèle d’engagement pour de nombreux jeunes aspirants à la profession. Les images de sa mort près du camp de réfugiés de Jénine, le 11 mai, avaient achevé de parfaire son statut d’intouchable aux yeux des Palestiniens de la rue arabe, mais aussi d’une opinion publique internationale sensible au sort de la quinquagénaire. Femme, chrétienne, journaliste et citoyenne américaine, Shirine Abou Akleh avait tout pour éveiller la sympathie occidentale.

Deux mois plus tard, on est pourtant loin de l’indignation unanime qu’avait suscitée sa mort. Médias, organisations internationales, Palestiniens, Américains : tous ont rendu publics les résultats de leurs enquêtes. Les chancelleries ont dénoncé le crime. Antony Blinken s’en est ému. Même le Conseil de sécurité de l’ONU s’est prononcé, en « condamnant fermement » l’assassinat dès le 13 mai. Mais rien n’y a fait. Sur le terrain des actions concrètes, aucune mesure n’a été prise. Les sanctions sont inexistantes. En dehors de l’enquête préliminaire expédiée par les instances de la justice militaire, Israël se refuse toujours à instruire l’affaire en interne. En Cisjordanie, le quotidien a repris son cours normal, ponctué d’expulsions, de raids militaires et d’arrestations.

Dans ce contexte, l’appel du secrétaire d’État américain résonne comme un lot de consolation. « Quand un meurtre a lieu, on n’invite pas la famille de la victime, on lance des procédures judiciaires », regrette Mariam Barghouti, chercheuse palestinienne basée à Ramallah. Alors que le président Joe Biden entame sa visite régionale, il ne rencontrera pas la famille de la défunte, malgré une demande de cette dernière. Le cas de Shirine Abou Akleh semble avoir été relégué au rang des dossiers encombrants. « L’outrage initial était sincère, mais avec le temps, alors qu’il devenait clair que l’affaire n’allait pas disparaître du jour au lendemain, on a commencé à vouloir mettre le problème en sourdine », note Khaled Elgindy, chercheur associé au Middle East Institute.

Contexte inflammable

Tout commence le 11 mai dernier. La reporter originaire de Bethléem couvre à Jénine pour al-Jazeera une opération de l’armée israélienne contre cette ville du nord de la Cisjordanie, considérée comme l’un des bastions de la résistance palestinienne. Shirine Abou Akleh est alors accompagnée de quatre collègues de la chaîne panarabe et de deux journalistes indépendants. L’un d’eux, Ali Samoudi, l’avait réveillée à l’aube dans son hôtel de la banlieue de Jénine pour l’inviter à le rejoindre sur place. Il filmera la quasi-totalité de la scène : peu après leur arrivée, au petit matin, le groupe est touché par plusieurs tirs. Plusieurs personnes sont atteintes. Pour la journaliste vedette, le coup sera fatal. Elle décédera peu après avoir reçu une balle au visage. Au-delà de ces quelques faits incontestables, peu de choses sont connues. On sait en revanche que tous les membres de l’équipe portaient un gilet de sécurité estampillé « Press » permettant de les identifier.

L’affaire, aggravée par les images des violences policières ayant eu lieu lors des obsèques du 13 mai, prend immédiatement de l’ampleur. Au-delà de la renommée internationale et de ce qu’incarne la journaliste, le contexte local est ultrasensible. Une vague d’attentats inédite depuis les années 2000 vient de secouer plusieurs localités israéliennes. Les responsables sont palestiniens et deux d’entre eux sont originaires de Jénine même. Le gouvernement de Naftali Bennett, assis sur un socle fragile depuis son élection en juin 2021 grâce à une très fine majorité, doit répliquer fermement afin de montrer patte blanche. Benjamin Netanyahu, renversé par la coalition au pouvoir après douze années de règne ininterrompu, attend au tournant : le moindre faux pas sera utilisé pour reprendre la main sur le terrain politique. Le souvenir frais du soulèvement palestinien de mai 2021, qui fait craindre un nouvel embrasement, achève de convaincre les autorités de la nécessité de frapper fort. À travers la Cisjordanie, l’armée est redéployée, les arrestations se multiplient et les déplacements sont restreints.

Dans cet environnement inflammable, qui coûtera la vie à 21 Palestiniens entre les mois de mars et d’avril, les dérapages sont vite arrivés. D’autant qu’Israël n’en est pas à son coup d’essai. L’État hébreu, qui occupe militairement la Cisjordanie depuis sa victoire de juin 1967, a pris l’habitude au cours des deux dernières décennies de pénétrer en zone palestinienne malgré l’interdiction prévue par l’accord d’Oslo II (1995). Pour les soldats israéliens, les tirs à balles réelles ne sont plus exceptionnels, même lorsqu’il s’agit de civils désarmés. Depuis 2000, Reporter sans frontières estime ainsi que 35 journalistes ont été tués en exerçant leur métier en Israël et dans les territoires occupés. Un nouveau seuil d’hostilité à l’encontre des médias est franchi le 15 mai 2021, lorsque l’aviation israélienne bombarde l’immeuble abritant les bureaux d’al-Jazeera et de l’Associated Press à Gaza.

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Ces éléments de contexte, à la fois circonstanciels et structurels, esquissent les grandes lignes d’un profil qui ne dit rien à lui seul de ce qu’il s’est passé le 11 mai à Jénine. Mais des enquêtes publiées par des médias internationaux viennent rapidement corroborer ce tableau général et appuyer la thèse d’un meurtre intentionnel. Dès le 14 mai, le site d’investigation Bellingcat publie un premier rapport détaillé en s’appuyant sur le décryptage de vidéos et d’enregistrements audios, le recoupement de témoignages et des outils de géolocalisation afin de reconstituer le scénario. Tous les éléments concordent pour valider la thèse, avancée par les témoins, selon laquelle Shirine Abou Akleh aurait été ciblée par des tirs israéliens. L’examen des données contredit également l’argument israélien visant à imputer l’origine de la décharge à des militants palestiniens armés qui se seraient trouvés dans le secteur. D’autres enquêtes, indépendantes les unes des autres, abondent dans le même sens. Associated Press, CNN, le Washington Post puis le New York Times : tous soutiennent que la journaliste est décédée d’une salve en provenance de l’armée israélienne. L’analyse de l’impact des balles retrouvées sur un arbre indique par ailleurs que les tirs étaient ciblés, excluant la possibilité d’une rafale lancée à l’aveugle.


Absoudre Israël

Malgré ce faisceau de preuves, le doute persiste dans l’esprit de certains. Le 8 juin, Antony Blinken affirme lors d’une conférence universitaire à l’ASU California Center que « les faits n’ont pas encore été établis ». L’ambiguïté est en réalité délibérément entretenue par certains acteurs. L’armée israélienne, s’appuyant sur le refus de l’Autorité palestinienne de fournir le projectile ayant tué Shirine Abou Akleh, maintient ainsi que « l’incapacité d’inspecter la balle (…) continue de jeter le doute sur les circonstances » de l’incident. Cette polarisation des discours, qui contribue à renvoyer dos à dos deux versions de l’histoire, l’une israélienne et l’autre palestinienne, réduit la crédibilité des médias accusés de parti pris. « Nous avons fait notre part du travail, avec le plus de rigueur possible, mais nous ne parviendrons jamais à convaincre les sceptiques qui ne veulent tout simplement pas des faits », déplore Hiba Yazbeck, journaliste palestinienne ayant participé à l’enquête de terrain du New York Times.

En dépit des réticences israéliennes, l’humeur générale penche vers ce qui apparaît alors comme l’unique solution : une enquête indépendante et internationale. C’est chose faite le 24 juin, avec la publication du rapport du Haut-Commissariat des Nations unies aux droits de l’homme (HCDC) qui entérine les conclusions des journalistes tout en invalidant la thèse israélienne. « Toutes les informations que nous avons recueillies – y compris de l’armée israélienne et du procureur général palestinien – corroborent le fait que les tirs qui ont tué Mme Abou Akleh et blessé son collègue Ali Samoudi provenaient des forces de sécurité israéliennes et non de tirs indiscriminés de Palestiniens armés, comme l’affirmaient initialement les autorités israéliennes », affirme la porte-parole de l’organisation Ravina Shamdasani.

La défense israélienne est ébranlée. Mais là encore, le rapport n’a qu’un impact limité. D’autant plus limité que la ligne américaine ne prend pas en compte les conclusions onusiennes. Le 4 juillet, Ned Price, porte-parole du département d’État, prend ses distances avec le discours à charge contre Israël en affirmant que l’armée était « probablement responsable de la mort de Shirine Abou Akleh » mais qu’il n’y avait « aucune raison de croire qu’il s’agit d’un acte intentionnel ». Pour la famille de la journaliste comme pour de nombreux Palestiniens, cette décision visant à peindre l’assassinat en un incident résultant « de circonstances tragiques » est un coup de poignard dans le dos. « Tout cela ressemble à une tentative en vue de blanchir l’affaire et d’absoudre Israël de toute responsabilité, estime Khaled Elgindy. Il n’y a tout simplement aucune volonté politique – ni du côté américain ni du côté européen – pour demander des comptes à l’État hébreu. » Si Antoun Abou Akleh et sa famille n’ont pas encore accepté l’offre, l’entrevue à Washington suggérée par l’administration américaine ressemble à un pari de la dernière chance afin que l’affaire ne soit pas complètement enterrée.

L’« affront et le sentiment de trahison » dénoncés par la famille Abou Akleh dans la lettre du 8 juillet adressée à Joe Biden apparaissent d’autant plus clairement que Washington n’est pas toujours aussi discret face au meurtre de ses citoyens. « Un certain nombre d’Américains ont été tués par des groupes armés palestiniens. Dans ce genre de situation, la condamnation officielle est beaucoup plus tranchée et le Congrès se saisit généralement de ces événements afin d’imposer des sanctions à l’encontre des Palestiniens », observe Khaled Elgindy. En mars 2018, le Taylor Force Act, du nom du vétéran américain poignardé par un Palestinien en 2016, conditionne l’aide américaine à destination de l’Autorité palestinienne. Afin de percevoir les financements, cette dernière devra notamment cesser les versements aux familles des prisonniers. 

« Évidemment que j’y crois encore. » Entre deux avions, Antoun Abou Akleh reste confiant. Et martèle qu’il fera tout pour obtenir justice après le meurtre de sa sœur, la journaliste palestino-américaine Shirine Abou Akleh. Le coup de fil qu’il vient de recevoir mercredi de la part du secrétaire d’État américain Antony Blinken est « une bonne nouvelle ». Il...

commentaires (2)

Qui peut se mettre contre les sionistes, même le diable a peur d’eux .

Eleni Caridopoulou

18 h 48, le 15 juillet 2022

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Commentaires (2)

  • Qui peut se mettre contre les sionistes, même le diable a peur d’eux .

    Eleni Caridopoulou

    18 h 48, le 15 juillet 2022

  • Meurtre = action de tuer volontairement un être humain. Votre titre est comme votre propre parti pris dans la controverse décrite dans votre article

    M.E

    15 h 18, le 15 juillet 2022

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