Dans le quartier de Geitaoui, à Beyrouth, Maggie, la soixantaine, sort en furie d’un magasin de téléphonie. Pour recharger sa ligne prépayée Touch (l’un des deux opérateurs de téléphonie mobile au Liban, l’autre étant Alfa), elle avait l’habitude de payer 15 000 livres libanaises. Mais depuis le 1er juillet, ce sont 255 000 livres qu’elle doit sortir de son porte-monnaie pour obtenir 1,75 GB. « Pour ce prix-là, je ne peux même pas appeler “normalement” », c’est-à-dire hors WhatsApp, s’énerve-t-elle. Car, depuis vendredi dernier, les prix des télécommunications ont explosé, suivant une grille de tarifs approuvée par le gouvernement le 20 mai. Une nouvelle tarification dont les responsables du secteur estiment qu’elle est indispensable, au vu de la dépréciation de la monnaie nationale face au dollar et des coûts de l’énergie, pour assurer la survie des télécoms libanais.
Dans le cadre de cette nouvelle grille, les prix des opérateurs mobiles ont certes été divisés par trois en dollars, mais multipliés par le taux dollar/livre de la plateforme Sayrafa. Celui-ci s’élevait, jeudi, à 25 400 LL pour un dollar (un peu moins que le taux du marché parallèle). Avant le 1er juillet, c’est le taux officiel qui était encore appliqué, soit 1 500LL/dollar.
Le 17 octobre 2019, c’est l’annonce d’une taxe WhatsApp de 6$ qui avait fait déborder le vase de la colère populaire, et poussé les Libanais à se mobiliser sur les places de l’ensemble du pays. Trois ans plus tard, la colère est toujours présente, le discours à l’encontre de la classe politique est même plus virulent qu’avant, mais la fatigue engendrée par les difficultés du quotidien dans un pays qui ne cesse de sombrer l’emporte. Depuis l’application des nouveaux prix, seules quelques timides manifestations ont eu lieu, cette semaine, à Beyrouth devant l’Association des banques du Liban et le siège de Touch, et à Tripoli devant une des branches de Touch.
« Ce pays est une prison à ciel ouvert. Je suis quelqu’un de croyant qui prie du matin au soir, mais à cause de cette classe dirigeante et de ce mandat, je passe mon temps à blasphémer », s’emporte Maggie, qui porte en permanence un corset depuis qu’elle a été blessée dans la double explosion de Beyrouth, le 4 août 2020. Celle-là même qui a fauché sa mère et fait voler en éclats sa maison à Mar Mikhaël. La colère de la sexagénaire gronde dans cette petite ruelle. Un passant la dévisage, l’écoute attentivement puis l’encourage dans son monologue à l’encontre du président de la République et du député Gebran Bassil (son gendre, l’un des chefs politiques les plus conspués dans les manifestations). Maggie passe à nouveau le seuil du magasin de téléphonie. WhatsApp ne fonctionne toujours pas, malgré la recharge. L’employée tente une nouvelle manipulation, qui ne fonctionne pas plus que la précédente en raison du flux de demandes.
Car, malgré la hausse des prix, le magasin de téléphonie reste bondé, les clients font la queue. À chaque annonce d’une hausse des prix des denrées ou de services essentiels (essence, gaz, pain, etc.), les Libanais, faute d’alternative, se résignent à régler la note, aussi salée soit-elle, en la ponctuant d’une insulte à l’encontre de la classe politique. « Je n’ai jamais autant travaillé, bien plus qu’à l’époque du dollar à 1 500LL », lâche le gérant du magasin. Une goutte de transpiration glisse sur son front. « C’est la même chose que pour l’essence. Je m’attendais à ce que les routes se vident en raison de l’augmentation des prix, mais il y a toujours des embouteillages », remarque-t-il, faisant référence au bidon de 20 litres d’essence 95 octane qui a atteint à 665 000 livres mercredi dernier.
Payer cher… pour une mauvaise connexion
Léa*, cliente chez Alfa, ne comprend pas cette hausse des tarifs. Dans son quartier d’Achrafié (Beyrouth), le réseau internet laisse à désirer. « On paie très cher mais la connexion est catastrophique. » En mai 2022, Speedtest Global Index classait le Liban 117e sur 141 pays pour la vitesse mobile et 158e sur 182 pays pour le haut débit.
Si Léa avait l’habitude de choisir la formule de 20 GB, avec la hausse des prix, elle devra opter pour 10 GB par mois. « Je suis payée en dollars “frais” mais, à la fin du mois, les factures qui ne cessent d’augmenter ont raison de mon salaire, ça devient difficile. » En plus de son abonnement de ligne portable et du générateur qui lui a coûté 5 millions de livres ce mois, Léa doit s’acquitter de sa facture d’internet qui est passée de 200 000 à 500 000 LL. Contrairement à la jeune femme, Hélène*, la quarantaine, mère au foyer, ne peut pas revoir à la baisse les formules d’abonnement internet, ses enfants suivant des cours en ligne. « Et avec les coupures de courant, impossible de dépendre du wifi », lâche-t-elle, énervée.
Dans la banlieue sud de Beyrouth, à Chiyah, un magasin de téléphonie est plongé dans le noir. Avant l’application de l’augmentation des prix, nombre des clients de Hala, la gérante, avaient cru échapper à la future tarification en chargeant leur carte prépayée de dollars. Or, depuis l’application de la hausse, la somme ajoutée sur leur carte a été convertie au taux de Sayrafa, alors qu’elle était auparavant calculée au taux « officiel » de 1 500 LL, ce qui a fait perdre aux usagers plus de 90 % de la valeur de leurs cartes prépayées. Depuis vendredi, les clients de Hala se font rares. « Seule la diaspora paie », lance la gérante qui elle aussi n’a plus les moyens de régler son abonnement habituel. « Je vais juste dépendre du wifi. C’est du vol ce qu’il se passe », lâche-t-elle. À cause de la hausse des prix, certains de ses clients ont décidé de laisser leur ligne expirer.
Indice des inégalités
Dans un autre magasin de téléphonie à Mazraa, c’est la réaction inverse. Ici, les clients se sont rués de peur d’une nouvelle rupture de stock des cartes prépayées, remarque Lara*, la vendeuse. Une partie de sa clientèle rebrousse toutefois chemin en découvrant les nouveaux prix. Une autre partie continue de payer le même abonnement ou le revoit à la baisse. « Tout le monde est choqué de cette hausse et ils ne font que maudire tout haut la classe dirigeante. »
Mohammad*, la soixantaine, est venu régler la facture de la ligne fixe Touch d’un proche qui vit à l’étranger. Il doit payer 202 000 LL « contre 40 000 LL avant la hausse, pour un simple renouvellement ». Avec ces nouveaux tarifs, Mohammad, qui a une ligne Alfa, a peur de devoir clore sa ligne. « Depuis quelques mois, je n’avais plus les moyens de charger ma ligne, je la renouvelais uniquement, maintenant je ne sais pas quoi faire. Nous sommes asphyxiés », dit-il la gorge nouée.
C’est au tour de hajjé Fatima, 75 ans, de découvrir les nouveaux prix. Elle avait déjà coupé le wifi depuis le début de la crise, et utilise celui de ses voisins. La vendeuse lui demande de régler 140 000 LL pour une offre minimale qui lui permettra surtout de continuer à utiliser WhatsApp. 140 000 LL, c’est sept fois plus que ce que hajjé Fatima payait le mois dernier. « Je ne peux pas payer », lâche la septuagénaire. « Je suis seule et je souffre d’un cancer, personne ne peut m’aider. Nous n’avons pas d’eau, pas d’électricité, tout est cher. Le téléphone, c’était leur dernière carte en main », lance-t-elle avant de tourner les talons. Une autre cliente passe la porte, elle veut s’acheter un nouveau téléphone dernier cri.
Les laisserait aller.
13 h 12, le 08 juillet 2022