Entretiens

Antoine Wauters, lauréat du Prix du livre Inter 2022

Antoine Wauters, lauréat du Prix du livre Inter 2022

© Lorraine Wauters

Le Prix du livre Inter 2022 a été attribué le 6 juin dernier au romancier, poète, scénariste et éditeur belge, Antoine Wauters, né en 1981, pour Mahmoud ou la montée des eaux, roman également salué par le prix Marguerite Duras et le prix Wepler (2021). Les romans précédents de Wauters avaient déjà ému critiques et lecteurs, et remporté des distinctions littéraires. Le Musée des contradictions, recueil de nouvelles, est consacré par le prix Goncourt de la nouvelle en mai 2022.

Mahmoud et Le Musée relient avec délicatesse et engagement les rythmes secrets selon lesquels l’histoire collective et l’intime s’écrivent mutuellement. Par une parole d’eau et de feu, Wauters explore la mémoire et trace des chemins d’empathie dans les abysses de nos barbaries somme toute ordinaires.

Mahmoud ou la montée des eaux, roman ; Le Musée des contradictions, recueil de nouvelles, parus à un an d’intervalle à peine. Les deux sont écrits dans une forme multiple relevant de la poésie, de l’épistolaire, de la dramaturgie. Parlez-nous de votre lien de prédilection avec cette approche des genres littéraires ?

Je ne me pose jamais la question du genre, à aucun moment. J’écris. Je descends dans mes grandes profondeurs et j’essaie de trouver le juste ton, la bonne manière de formuler ce que j’y découvre, ce que j’y ressens. Il s’agit toujours d’adapter la forme à l’histoire que je veux raconter. Le fond, la forme et la musicalité des phrases, leur sonorité, j’y suis très attentif. J’écris parce que les étiquettes m’ennuient et que je prends un infini plaisir à me situer dans les intersections, là où les genres, en se mélangeant, créent un espace de liberté.

La dimension poétique dans Mahmoud a été saluée par vos lecteurs. Chacun de ces deux ouvrages (en tout cas une partie des nouvelles) aurait pu être publié par un éditeur de poésie appréciant l’ambiguïté des frontières et l’universalité de l’écriture. Pourquoi la lecture et la rencontre avec la poésie restent-elles difficiles aujourd’hui, alors qu’elles se font si fluidement sous des formes hybrides, en tout cas lorsque l’écrit se nomme « roman » ?

Je crois que la poésie continue d’effrayer. Elle ne pèse rien sur le marché du livre, mais, dans la mesure où elle est une écoute et un questionnement de la langue, de ses pièges, de ses manipulations, elle a une puissance de dénonciation considérable. La poésie, c’est trouver la langue qui est en nous, notre langue toute personnelle. Or quand on la trouve, on ne peut plus être dupe. On devient extrêmement conscient de tout ce qui se joue dans les discours. Mais être conscient de ces choses a un prix, si bien qu’il est parfois plus simple de se laisser guider par la langue et ses slogans que de tenter de la conduire soi-même, en liberté.

Ces deux ouvrages portent nombre de résonances entre eux : le discours à l’adresse de, l’écriture à la première personne du singulier ou du pluriel, une écriture qui donne à écouter la parole de celles et ceux qu’on pense invisibles, muets, marginaux, minoritaires. Comment se sont faites ces résonances entre ces deux ouvrages dans vos processus d’écriture ?

Ce sont deux temps d’écriture distincts : le premier livre était fini en 2018 (il a dormi deux ans avant que je me décide à le publier), l’autre a été écrit pendant la pandémie. Dans Mahmoud, j’ai essayé de trouver une parole humaine et fraternelle, de créer en moi les conditions d’une parole de paix. C’est ma part compatissante qui s’exprime. Dans Le Musée, ce sont des cris de colère, de révolte. C’est ma part colérique, enragée. Dans les deux cas, ça part d’une volonté de dire ce qui ne se dit pas, ce qu’on n’entend pas, ou peu. Évoquer la guerre en Syrie, mais d’une façon nouvelle, à rebours des discours médiatiques et des flashs infos, avec lenteur et humanité. Évoquer, dans l’autre livre, la rage encagée dans nos existences quotidiennes, l’impuissance des jeunes, l’abandon des vieux.

Dans ces deux ouvrages, via la Syrie (Mahmoud) et l’Europe (Le Musée des contradictions), la détresse, la souffrance, la solitude sont balayées par la violence de notre siècle. Les voix de nos aînés et de nos jeunes en témoignent, qu’ils soient en quête de révolte ou d’apaisement. Peut-on écrire le désir d’apaisement aujourd’hui sans écrire la violence ?

Oui, tout est possible. Mais en ce qui me concerne, mes nerfs m’ont dicté autre chose. Ils voulaient que je témoigne de ce qu’ils ressentaient, de ce qui les nouait si fort. Je n’arrive plus à me taire devant le spectacle du monde. Je n’arrive plus à lire les textes désengagés. Ce qui ne veut pas dire que je veux violenter les lecteurs. Au contraire, je veux parler de ce qui ne va pas, mais le faire de telle manière que cela permette de lire et ressentir autrement les choses, en se sentant moins impuissants.

Si l’écriture de Mahmoud est fluide, douce, ponctuée de respirations, offrant des navigations plus harmonieuses même si poignantes parfois, et cheminant vers une forme de paix ; l’écriture du Musée est tendue, serrée, saccadée, dense, provocante, jaillissant comme un cri, une vague géante, et tendant vers une réappropriation plus combative et vindicative, pour sortir du vide, de la stupeur, de l’immobilité. Comment l’apaisement et le combat se partagent-ils l’espace en vous ?

Un jour, je me lève en colère. Le lendemain, je me rêve dans la peau du Dalaï-lama. Comme tout le monde, je suis fait de contrastes. Et ce qui est formidable avec l’écriture, c’est qu’elle permet de faire vivre ces contradictions, sans les gommer. Je trouve absolument fondamental d’accepter nos contradictions, de ne pas les combattre. Notre humanité leur doit beaucoup et je crains qu’à vouloir n’être que ceci ou cela, à vouloir n’être que monolithiques, on emprunte un très sale chemin. Je pense à cette phrase de Fitzgerald, qui ouvre Le Musée : « Ce qui caractérise une intelligence humaine de premier ordre, c’est son aptitude à garder simultanément à l’esprit deux idées contradictoires sans pour autant perdre sa capacité à fonctionner. » On devrait, par exemple, être capable de voir que les choses sont sans espoir et pourtant déterminé à les changer.

Se battre et dénoncer un mal nommé, identifié, geôlier et tortionnaire, personnifié (Mahmoud) ou se battre et dénoncer un mal diffus, cordial et lyrique, se logeant dans les détails et dans l’endormissement des consciences, dans l’éparpillement des discours, multiforme, et œuvrant comme une drogue (Le Musée). Que pouvez-vous dire aujourd’hui avec un peu de distance de ces visages du mal, de ce qu’il faut pour les mettre au jour et les neutraliser ?

C’est une question difficile. Le visage du mal est diffus et c’est pourquoi il est de plus en plus difficile de le combattre. En ce qui concerne la Syrie, on peut parler de Bachar et de tous les crimes commis. Mais tant de choses restent méconnues, soigneusement dissimulées. Prenez ce récent papier de Jean-Pierre Filiu paru dans Le Monde. Il y relate comment deux chercheurs syriens, depuis les Pays-Bas, sont peu à peu entrés en contact avec un tortionnaire du régime, et combien il fut long et dangereux de faire affleurer les racines du mal, de le faire témoigner. En Occident, le mal aussi est diffus et sans visage. Et c’est ce qui nous tue. Avoir des milliers de flèches mais une cible toujours mouvante. Notez qu’une autre manière de combattre le mal est de se tourner vers ce qui a du sens et de nous y tenir. Fermement. C’est, au fond, neutraliser le mal par l’autre bout.

Pourquoi le choix de la Syrie, dans une époque où conflits armés, guerres, extrémismes et maintes formes de dictatures s’épanouissent au grand jour aux quatre coins du monde ?

Parce que je m’intéresse depuis longtemps à la famille Assad (et plus généralement aux dictateurs). Quand j’ai appris que Bachar el-Assad avait étudié l’ophtalmologie et ne se destinait pas du tout à la politique, ça a piqué ma curiosité. En fouillant les sources, j’ai par exemple découvert qu’une de ses tortures préférées, c’était précisément les brûlures de cigarettes dans les yeux. Plus généralement, j’ai constaté que cette guerre en Syrie, vers 2015-2016, on en parlait très peu en Occident. Et quand on en parlait, souvent, je me surprenais à éteindre la radio, à détourner le regard. J’ai écrit ce livre pour garder les yeux grands ouverts.

Est-ce que votre séjour au Liban, qui a nourri votre roman Nos Mères, a inspiré votre écriture de Mahmoud ?

Sans doute, oui. Mais je vous avoue que j’ai écrit Mahmoud dans une sorte d’état second. En fait, j’ai le sentiment non seulement d’avoir vécu avec lui, mais d’avoir été lui, d’avoir plongé dans les eaux du lac, d’avoir ramé sur sa barque, d’avoir appelé mes enfants et ma femme disparue. Je ne l’ai jamais dit jusqu’ici, mais ce livre, c’est le texte d’un père qui cherche à dire à ses enfants qu’il les aime plus que tout, bien qu’il ne les voie plus et ne les touche plus.

Dans Mahmoud, mais aussi dans « Discours d’une troupe en pyjama » (Le Musée), vous associez l’eau à l’écriture, la mémoire, la vieillesse, la mort. Pourquoi l’eau ?

Je suis nageur. Marcheur et nageur. Les arbres et l’eau, il n’y a rien de mieux. Si : quand vous mettez des arbres au fond d’un lac, c’est encore mieux ! Ça ouvre un pays de poésie, de nostalgie. Ce pays-là, c’est le pays de l’écriture. C’est le monde dont il est question dans Mahmoud.

On pourrait dire que Mahmoud est un livre sur la vieillesse, sur le rapport à la perte, à l’impuissance et au désir, à l’approche de la mort. Pourquoi et comment avez-vous plongé dans la vieillesse via le personnage de Mahmoud Elmachi, vieux poète et fou solitaire ?

Quand vous avez perdu un être cher, ou plusieurs êtres chers, et que vous vivez tous les jours dans votre chair leur absence, vous ne pouvez plus avoir dans le cœur un buisson de lumière, vous êtes perdu et divisé. Vous vous sentez soudain âgé. Je n’ai eu aucun mal à me glisser dans la peau de Mahmoud parce que je vis, comme lui, dans un état de manque constant. Comme lui, je prépare tous les jours des tartines au concombre pour ceux que je voudrais sentir à mes côtés.

Mahmoud est aussi une réflexion sur l’écriture. Sur son ambivalence et sa limpidité, sur son pouvoir et son impuissance, sa folie et sa simplicité. Vous y consacrez de très belles phrases. Pourquoi était-ce important que Mahmoud soit poète ?

Quand j’ai écrit ce livre, je ne voulais plus publier. J’étais fatigué. Je n’avais plus la force de parler. Je ne croyais plus dans les mots. Et puis je me suis dit : tu peux écrire un livre cousu dans le silence, un livre dont les mots seraient tout remplis de ce profond désir de silence, qui est aussi un désir de paix : que tout soit doux, apaisé. La poésie m’est essentielle, parce que c’est le seul lieu, dans la parole, à ne pas être contaminé par le désir de plaire, de dominer et de prendre plus que sa part. Avant d’être une forme d’expression, la poésie est un art de l’écoute, une pratique du silence. Se mettre soi-même à distance pour laisser entrer l’autre. Il n’y a rien de plus beau.

Mahmoud ou la montée des eaux d’Antoine Wauters, éditions Verdier, 2021, 144 p.

Le Musée des contradictions d’Antoine Wauters, éditions du Sous-sol (Seuil), 2022, 112 p.

Le Prix du livre Inter 2022 a été attribué le 6 juin dernier au romancier, poète, scénariste et éditeur belge, Antoine Wauters, né en 1981, pour Mahmoud ou la montée des eaux, roman également salué par le prix Marguerite Duras et le prix Wepler (2021). Les romans précédents de Wauters avaient déjà ému critiques et lecteurs, et remporté des distinctions littéraires. Le Musée des...

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