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Moyen-Orient - ÉCLAIRAGE

Dans la rue, la colère des Libyens transcende la fracture Est-Ouest

Face à la dégradation des conditions de vie, un mouvement de protestation d’une ampleur inédite depuis 2011 secoue les villes du pays.

Dans la rue, la colère des Libyens transcende la fracture Est-Ouest

Des manifestants brûlent le Parlement à Tobrouk, le 1er juillet 2022. Photo Reuters

Après six mois de blocage, la rue libyenne semble reprendre ses droits. Le symbole le plus fort est venu de la ville portuaire de Tobrouk. Depuis 2014, le siège du Parlement y est l’un des emblèmes de la division du pays entre la Cyrénaïque à l’est et la Tripolitaine à l’ouest. Vendredi 1er juillet, déclaré « jour de colère », les manifestants se sont dirigés vers la chambre des représentants, dont l’entrée a été forcée à l’aide d’un bulldozer, avant d’y mettre le feu.

Phénomène quasi inédit depuis le soulèvement populaire de 2011, qui avait mené à la chute de l’ancien dictateur Mouammar Kadhafi, la gronde populaire s’est propagée comme une traînée de poudre aux autres régions du pays. Routes barrées, pneus brûlés et sit-in devant les bâtiments officiels : à Tripoli, Misrata, Beni Walid, Sabha ou encore Brak el-Shati, des milliers de manifestants sont descendus manifester tout au long de la journée de vendredi, puis de nouveau durant le week-end et jusqu’à lundi. Les médias locaux ont fait état de quelques arrestations, notamment à Tobrouk, tandis que des internautes dénonçaient l’interruption périodique des réseaux de télécommunications.

Alors que le mouvement se poursuivait mardi, des appels aux rassemblements et à la désobéissance civile sont attendus tout au long de la semaine. En ligne de mire, les élites au pouvoir perçues comme responsables de l’impasse politique et de la lente dégradation des conditions de vie. Dans la capitale, des manifestants brandissaient vendredi des portraits des deux Premiers ministres rivaux, Abdelhamid Dbeibah et Fathi Bachagha, barrés des X, en signe de rejet ; d’autres réclamaient la démission d’Aguila Saleh, président de la Chambre de Tobrouk, et de son homologue de l’Ouest Khaled al-Michri, à la tête du Haut Conseil d’État à Tripoli.

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Pour les Libyens, 2022 marque la fin d’une brève vague d’espoir suscitée par la formation en mars de l’année précédente d’un gouvernement d’union nationale mené par Abdelhamid Dbeibah, censé conduire à la tenue d’élections législatives et présidentielle. Le vote, initialement prévu pour le 24 décembre, devait marquer le premier scrutin présidentiel de l’histoire du pays et le premier rendez-vous démocratique des Libyens depuis 2014. Après son report sine die en raison de querelles liées à l’absence de cadre législatif, l’élection d’un nouveau Premier ministre par le Parlement de Tobrouk, le 10 février, avait mené à un dédoublement de l’exécutif. Depuis, deux gouvernements rivaux se font face : le premier, basé à Tripoli et dirigé par Abdelhamid Dbeibah, et un autre, conduit par Fathi Bachagha et soutenu par Khalifa Haftar, l’homme fort de l’Est à la tête de l’Armée nationale libyenne (ANL).

Mi-avril, c’était au tour de la manne pétrolière – première source de revenus représentant plus de 90 % du budget de l’État – de faire les frais des tiraillements politiques. La fermeture forcée des sites d’exploitation par les forces de Khalifa Haftar, afin de faire pression sur le gouvernement de Tripoli pour obtenir un transfert du pouvoir en faveur de Fathi Beshagha, avait alors conduit à un effondrement de la production nationale et à une pénurie provoquant d’interminables files d’attente devant les stations d’essence. Selon la Compagnie nationale de pétrole (NOC), qui dénonce des pertes de 3,5 milliards de dollars, les exportations de brut sont tombées à « 365 000 et 409 000 b/j, soit une perte de 865 000 b/j » par rapport à la production moyenne d’avant avril. Si les réserves de la banque centrale libyenne ont jusque-là permis de tenir, l’arrêt des exportations pourrait à terme compromettre la capacité de Tripoli à respecter ses engagements internationaux.

Élément déclencheur

Dans l’immédiat, les conséquences se font surtout sentir du côté de la population. La frustration, avec des coupures d’électricité allant jusqu’à 18 heures par jour, avait été aggravée dernièrement par la hausse des températures liée à la saison estivale. Sur les réseaux sociaux, « des photos où figurent des bébés face à des ventilateurs connectés à des générateurs de rue ont suscité la colère de la population », note Mohamed Eljarh, directeur du Libya Desk.

À cela s’est ajouté l’échec des pourparlers de Genève, qui s’étaient tenus les 28 et 29 juin sous l’égide des Nations unies entre les représentants des Chambres rivales de l’Est et de l’Ouest, le Parlement de Tobrouk mené par Aguila Saleh et le Haut Conseil d’État mené par Khalid al-Mishri. Comme par le passé, l’accord en vue de réhabiliter les élections initialement prévues pour décembre s’était heurté aux divergences concernant les critères d’éligibilité des candidats. Une fois de plus, la séquence laisse aux Libyens le sentiment d’une impasse sans issue.

Mais si les événements de ces derniers jours ont fait office d’élément déclencheur, la colère couve depuis plusieurs années. « Le coût élevé de la vie, un système médical en mauvais état, la corruption et les coupures quotidiennes de courant... tout cela a créé un ensemble de frustrations, ce n’était qu’une question de temps pour que les gens en aient marre », observe Wolfgang Pusztai, analyste politique et ancien attaché de défense en Libye pour l’Autriche de 2007 à 2012.

Pour mémoire

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Un mouvement de protestation avait déjà secoué le pays à l’été 2020, lorsque des manifestants étaient descendus dans la rue afin de s’élever contre la corruption et la détérioration des conditions de vie. Un épisode « certes moins intense et moins symbolique qu’aujourd’hui », explique Jalel Harchaoui, spécialiste de la Libye et membre du Royal United Services Institute de Londres. « Mais en 2020 comme en 2022, on observe l’absence de narration commune, aucun effort de coordination ni une vraie cohérence dans les griefs », poursuit ce dernier. Car malgré l’ampleur nationale du phénomène, le mouvement de ces derniers jours demeure profondément hétérogène. « Il va des gilets jaunes (Baltris Youth Movement), le groupe majoritaire, aux mouvements civils locaux, en passant par des partisans de Seïf al-Islam ou à des militants islamistes radicaux », explique Wolfgang Pusztai. En l’absence d’une concertation à l’échelle nationale, les autorités, même divisées, pourraient miser sur cet éparpillement afin de reprendre la main. « Après avoir été prises de cours, les forces politiques, y compris l’ALN et le Premier ministre Dbeibah, sont désormais en train d’essayer de récupérer le mouvement à leur compte », note ce dernier.

« Nul ne peut contester le droit des gens à sortir protester pour demander des élections », a ainsi déclaré lundi soir en Conseil des ministres M. Dbeibah, dans une tentative de calmer la rue. Il a reconnu que le gouvernement avait « sous-estimé la crise de l’électricité », avant d’annoncer la mise en service « ce mois-ci » de trois nouvelles centrales électriques.

Après six mois de blocage, la rue libyenne semble reprendre ses droits. Le symbole le plus fort est venu de la ville portuaire de Tobrouk. Depuis 2014, le siège du Parlement y est l’un des emblèmes de la division du pays entre la Cyrénaïque à l’est et la Tripolitaine à l’ouest. Vendredi 1er juillet, déclaré « jour de colère », les manifestants se sont dirigés vers la...
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