À peine les élections libanaises terminées, la plupart des observateurs ont prévenu que le pays allait connaître des mois, voire plus, d’impasse politique. Avec une élection présidentielle prévue dans le courant de l’année et aucun candidat consensuel sur lequel toutes les parties puissent s’entendre, une période prolongée de manœuvres s’annonce alors que deux hommes, Samir Geagea et Gebran Bassil, utilisent tous les moyens à leur disposition pour devenir président de la République, ou empêcher les autres de le devenir.
Leurs efforts ne mèneront très probablement à rien, poussant tout le monde à chercher un candidat de compromis lorsque l’impasse deviendra intenable. Mais même cette conclusion a ses propres problèmes, car il sera très difficile de trouver un tel candidat, à part peut-être le commandant de l’armée, Joseph Aoun. Quiconque sera suffisamment anodin pour passer le filtre de tous les partis politiques se heurtera à l’exigence des maronites selon laquelle le président doit être représentatif de sa communauté ; et le général Joseph Aoun est la seule personne, en vertu de l’institution qu’il dirige, suffisamment crédible pour faire exception à cette règle. Toutefois, il n’est pas certain qu’Amal et le Hezbollah donnent leur aval, étant donné que l’armée a joué un rôle décisif en repoussant le déploiement de leurs miliciens lors des combats de Aïn el-Remmané en octobre dernier.
Pas de deux stérile
Où cela nous mène-t-il ? Le fait que la catastrophe sociale et économique qui frappe le Liban depuis plus de deux ans atteint des niveaux intenables devrait fournir une partie de la réponse. La semaine dernière, la livre est tombée à environ 36 000 LL pour un dollar, les centrales électriques peinent à fournir une heure d’électricité par jour aux ménages, aux entreprises et aux institutions publiques, et l’eau est rationnée à Beyrouth et au Mont-Liban. Le prix d’un approvisionnement mensuel en électricité à partir de générateurs de quartier est souvent plus élevé que le salaire mensuel de nombreux Libanais, car les prix des carburants ont explosé. Les mois chauds de l’été approchent, ce qui va mettre les nerfs encore plus à vif. Les Libanais sont peut-être capables d’endurer beaucoup de choses, mais cette capacité à endurer le pire n’est pas illimitée.
Dans ce contexte, celle des forces politiques à se concentrer sur la présidence de la République tout en ignorant l’effondrement social et économique de la société libanaise pourrait être limitée. Cela ne veut pas dire que les choses iront mieux. La capacité du Hezbollah à forcer ses alliés, surtout Bassil, à faire des compromis pour remettre le système en marche est émoussée par la réticence du parti à prendre des positions opposées à ses partenaires politiques. Mais le Hezbollah n’est pas non plus prêt à prendre le pays en otage pour amener Gebran Bassil au pouvoir, comme il l’a fait avec son beau-père, Michel Aoun, entre 2014 et 2016.
À la lumière de ces éléments, ce à quoi nous risquons d’assister est un pas de deux stérile : Geagea dira qu’il a gagné plus de voix chrétiennes que Bassil, et qu’il est donc le candidat maronite le plus fort ; Bassil répondra qu’il a le plus grand bloc parlementaire, ce qui en fait le candidat maronite le plus fort. Et les choses en resteront là.
Constitutionnellement, les conditions d’élection d’un président par le Parlement ne résoudront rien. Aucun des deux candidats n’obtiendra la majorité des deux tiers des voix requises pour être élu au premier tour de scrutin. Dans ce cas, un second tour devra être organisé, au cours duquel le candidat gagnant devra obtenir la majorité absolue des voix, c’est-à-dire 65 ou plus. Pour l’instant, ni Geagea ni Bassil n’ont approché ce seuil, alors que les deux hommes font face à une opposition non déclarée, même de la part de certains de leurs prétendus alliés.
Contexte compliqué
Le Liban a donc aujourd’hui un Parlement sans majorité, sans garantie qu’un gouvernement sera formé dans l’interrègne entre les élections parlementaires et l’élection présidentielle. En d’autres termes, le pays pourrait n’avoir qu’un gouvernement intérimaire jusqu’à l’élection présidentielle, qui pourrait être suivie d’un vide à Baabda, à un moment où l’effondrement du pays s’accélère.
Pire encore, s’il n’y a pas d’accord à Vienne pour relancer l’accord nucléaire avec l’Iran – ce qui semble de plus en plus probable étant donné le refus signalé du président américain Joe Biden de retirer le corps des gardiens de la révolution islamique d’une liste noire sur le terrorisme –, les perspectives d’une entente régionale sur le Liban s’évanouiront. Cela renforcera la polarisation qui s’empare du pays et rendra encore plus difficile un accord sur un candidat de compromis.
Dans ce contexte, Joseph Aoun semble être la seule figure capable de combler le fossé, étant donné qu’il dirige la seule institution nationale qui conserve le respect de tous. Pour qu’il puisse être candidat, cependant, le Parlement devrait amender la Constitution, car un fonctionnaire de catégorie 1 ne peut être candidat à la présidence avant une période de deux ans (article 49). Cette condition a été habilement surmontée à plusieurs reprises, la dernière fois en 2008 lorsque Michel Sleiman a pris le pouvoir. Mais pour que cela se produise, il faudrait que Geagea et Bassil (ainsi que le Hezbollah) soient d’accord avec un tel arrangement, ce qui suggère que si un quelconque consensus doit émerger, il viendra probablement après une longue période au cours de laquelle les deux hommes reconnaissent progressivement que leurs perspectives présidentielles sont nulles.
Il est difficile d’envisager une autre issue. Geagea et Bassil se neutraliseront l’un l’autre, et tous deux feront équipe pour miner les troisièmes candidats les plus faibles. Lorsque ce jeu aura provoqué suffisamment de colère dans le pays, alors que les conditions économiques se dégradent encore plus, d’autres acteurs politiques pourraient intervenir pour tenter de négocier une issue. Si cela échoue, la deuxième république libanaise sera confrontée à une crise existentielle, et les forces politiques devront reconnaître que le contrat social de leur pays est mort.
Ce texte est une traduction synthétique d’un article publié en anglais et en arabe sur Diwan, le blog du Malcolm H. Kerr Carnegie MEC.
Rédacteur en chef de « Diwan ». Dernier ouvrage : « The Ghosts of Martyrs Square: an Eyewitness Account of Lebanon’s Life Struggle » (Simon & Schuster, 2010, non traduit).
commentaires (17)
Tant que la bande d’éclopés et d’incultes encouragés par des citoyens tout autant bouchés et aveuglés pour ne pas voir que leurs idoles sont leurs tortionnaires au pouvoir. Il ne faut plus rien espérer de ce pays. La fuite des cerveaux a été savamment organisée pour que seuls les demeurés restent et puissent jubiler d’exercer leur toute puissance sur des sujets aussi intelligents qu’une porte blindée.
Sissi zayyat
11 h 53, le 06 juin 2022