Critiques littéraires Essais

John Stuart Mill et la passion de l'utilitarisme romantique

John Stuart Mill et la passion de l'utilitarisme romantique

D.R.

John Stuart Mill, libéral utopique de Camille Dejardin, Gallimard, 2022, 400 p.

Réenchanter le libéralisme est une vocation ostensiblement assumée dans cet ouvrage qui traite de John Stuart Mill (1806-1873). L'auteure, Camille Dejardin, nous dépeint avec tant de chaleur – parfois dans une aire de prosélytisme – ce personnage phare du XIXe siècle anglais.

Soudé à la perspective d'éclosion des individualités fortes, le libéralisme de Mill est resté traversé de part en part par un grand souci : la quête du bonheur effectif pour le plus grand nombre. S'il convient à Dejardin de qualifier ce libéralisme d'utopique, c'est dans une autre perspective que celle empruntée par Pierre Rosanvallon. En effet, pour ce dernier, l'utopie libérale c'est le mythe de l'autorégulation du marché et de la régulation de la société par les lois du marché sans le biais du contrat social.

Mais rien de tel chez Mill. Son utopisme présumé renvoie plutôt à un idéal d'homme épanoui et libre, à un individu qui ne serait plus soumis à la pure nécessité du besoin, ni aliéné aux lubies de la vitesse frénétique ou aux affres de l'ennui. C'est l'utopie de l'individu libre qui « prend son temps ».

Mais peut-on être doublement utilitariste et utopiste ? Oui, si nous arrivons à être simultanément conservateur et progressiste, puisque pour Mill « une certaine conservation est nécessaire au progrès ». On a besoin de conserver et de transmettre un patrimoine, un environnement, un enseignement, dans le but d'améliorer. Mill ne croyait nullement à la possibilité de faire table rase. Il tenait à la transmission.

Or John Stuart Mill est le fruit d'une stupéfiante expérimentation d'un modèle d'éducation démesuré mené par son bizarre de précepteur, son père le philosophe et économiste écossais James Mill (1773-1836). Cet étrange auteur prolifique qui a publié une volumineuse History of British India sans songer mettre pied en Inde, avait appliqué à son fils prodige la théorie d'Helvétius sur l'éducation. Tout dans l'homme est obtenu par acquisition. Partant, « l'éducation peut tout ». Les hommes partagent la même sensibilité et c'est seulement l'instruction qui les distinguerait les uns des autres dans la course au perfectionnement.

En conséquence, l'éducation doit pousser l'enfant vers ce qui est utile, en propageant une certaine attente de « l'enfant philosophe », cela à l'encontre de l'Émile de Rousseau pour qui il fallait d'abord apprendre au petit à savoir sentir avant de lui apprendre à savoir juger.

Ainsi, le petit John lisait Platon et Hérodote en grec à livre ouvert à l'âge de huit ans et discutait l'Organon d'Aristote à douze ans. Tout sera prêt ensuite pour une initiation dans la « secte philosophique » des utilitaristes, celle de Jeremey Bentham (1748-1832) et de son vulgarisateur James Mill. L'utilitarisme se disait aussi radicalisme puisqu'il procédait du principe « racinaire » : la commune sensibilité universelle que partagerait les hommes avec les animaux.

Partant, sera retenu comme moralement utile tout ce qui a l'avantage de diminuer la peine et d'accroître le bien-être, en identifiant la quête du bonheur au plaisir et celui-ci à l'absence de douleur. Ainsi, l'utilité morale sera conçue comme calculable, et le bien-fondé de l'action se jugerait à l'aune des effets prévisibles ou constatables. L'utilitarisme est un conséquentialisme radical.

Sur l'échiquier politique, les utilitaristes étaient certes plus proches des libéraux Whigs que des conservateurs Tories, voire l'aile gauche des libéraux, sans pourtant s'identifier aux premiers, l'utilité devançant chez eux comme règle de valeur la double insistance des libéraux sur la liberté et sur la compétence. Or l'utilitarisme sera réformé de fond en comble par Mill fils, une fois qu'il se rendra compte à l'âge de vingt ans que l'éducation de son père manquait de tendresse et que l'affection et le sentiment sont à chercher chez les romantiques. De plus, l'utilitarisme du fils devenait qualitatif, reposant sur une hiérarchie des plaisirs, et des plaisirs plus vertueux que d'autres. L'utilitarisme avec Mill est devenu plus syncrétique et plus ouvert, ce qui fera de Mill un précurseur aussi bien du féminisme que de l'écologisme, allant jusqu'à se réclamer bel et bien du socialisme à la fin de sa vie.

Pour Dejardin il n'est pas question de jouer un Mill contre un autre. Sa démarche est donc bien différente de celle d'Isaiah Berlin. Ce grand historien des idées avait établi une dichotomie majeure entre deux conceptions de la liberté. L'une serait celle de John Stuart Mill, la liberté négative – comprise comme absence de contraintes –, l'autre serait la liberté positive, qui, en s'adossant à un projet d'accomplissement de soi et d'émancipation du genre, a fini par frayer la voie au totalitarisme. C'est la liberté de tous ceux qui ont décidé de sacrifier la liberté formelle au nom d'une liberté ultime et plénière.

Curieusement, cette opposition entre deux libertés conduira Berlin à distinguer deux Mill : d'une part, l'apôtre de la liberté négative, la seule conception apte à fonder en théorie et en droit le régime représentatif et compétitif, et, d’autre part, le Mill socialisant contaminé par la « liberté positive ». Loin de faire l'unanimité, l'approche polémique de Berlin eut le mérite néanmoins de structurer le champs interprétatif de l'œuvre de Mill et de son impact. Ainsi, pour un autre historien des idées de renom, Quentin Skinner, il n'y a pas deux Mill mais un penseur double, qui s'est toujours montré partisan d'une conception à la fois négative (absence de contrainte) et positive (quête du bonheur par la reprise de l'idéal grec de l'accomplissement de soi) de la liberté.

D'autres auteurs ont préféré se concentrer sur le Mill libéral, en réduisant le Mill socialiste à un sentimentalisme passager. Dans ce sens, ce qui compterait pour le patron du néo-libéralisme Friedrich Hayek, c'est le Mill critique de l'intervention étatique. Ni Hayek ni les marxistes purs et durs ne pouvaient prendre au sérieux le socialisme de James Stuart Mill. En revanche, pour Dejardin ce socialisme représentait une prise de position sérieuse de la part de Mill mais dans le cadre circonstanciel de la pression montante en vue d'obtenir des réformes sociales dans le cadre du capitalisme. Son socialisme restait un élément de son libéralisme, et son romantisme avait fini par intégrer l'utilitarisme en le réformant.

John Stuart Mill, libéral utopique de Camille Dejardin, Gallimard, 2022, 400 p.Réenchanter le libéralisme est une vocation ostensiblement assumée dans cet ouvrage qui traite de John Stuart Mill (1806-1873). L'auteure, Camille Dejardin, nous dépeint avec tant de chaleur – parfois dans une aire de prosélytisme – ce personnage phare du XIXe siècle anglais. Soudé à la...

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