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Le livre d'or de l’Alhambra

Le livre d'or de l’Alhambra

L’Alhambra à la croisée des histoires d’Edhem Eldem, publié avec le soutien de l’Académie du royaume du Maroc, Les Belles Lettres, 2021, 384 p.

Edhem Eldem, historien reconnu de l’histoire ottomane finissante, a entrepris de l’aborder par le biais d’une histoire de l’archéologie, des objets et des pratiques artistiques. Il part ici d’un document exceptionnel, le registre des visiteurs de l’Alhambra de Grenade, cette merveille de l’architecture d’Al-Andalous, registre qui commence en 1829. Il recoupe les informations du registre par la documentation de presse et d’archives.

Il s’intéresse aux voyageurs musulmans du XIXe siècle pour déterminer ce que ce monument représentait au XIXe siècle : passé « maure », civilisation islamique, identité musulmane, architecture mauresque et, bien sûr, orientalisme sous toutes ses formes.

C‘est dans la seconde moitié du XVIIIe siècle que les Espagnols procèdent à un relevé systématique de ce palais datant de la dernière époque des Arabes d’Espagne. À partir des années 1820, la légende romantique faite de mystères et d’épisodes sanglants d’une part et la fascination pour une architecture et des motifs mauresques de l’autre se mettent en place. Le monument va servir de modèle pour la diffusion de l’architecture mauresque dans l’ensemble de l’Europe puis en Amérique. L’écrivain américain Washington Irving, auteur des contes de l’Alhambra publié en 1829, définit ainsi l’ensemble : « Un bâtiment musulman au milieu d’une terre chrétienne ; un palais oriental au sein des édifices gothiques de l’Occident ; l’élégant souvenir d’un peuple plein de courage, d’intelligence et de grâce qui conquit, régna, puis s’évanouit. »

On peut dire que l’Alhambra est le point de jonction entre l’orientalisme littéraire et scientifique et l’orientalisme artistique.

Edhem Eldem procède à un relevé systématique des passages de voyageurs musulmans sur près d’un siècle (81 visites concernant 199 personnes), leurs réactions réelles ou prêtées par les autres. Ce travail d’histoire culturelle permet ainsi de déterminer comment la vision historique de l’Europe se marie chez eux avec leurs héritages culturels, les Arabes maghrébins pouvant avoir une vraie connaissance de la littérature d’Al-Andalous, contrairement aux Turcs qui n’ont qu’un savoir de seconde main sur ce sujet.

Les Maghrébins, pour la plupart des Marocains, constituent de loin la plus forte communauté musulmane ayant visité l’Alhambra pendant cette période. Certes, s’ils sont les plus nombreux, ils sont aussi les plus discrets, les plus silencieux, se contentant le plus souvent d’inscrire leur nom sans y ajouter le moindre commentaire. Une telle fréquentation témoigne forcément d’un intérêt réel, puisque Grenade n’a d’autre attrait pour un étranger de passage en Espagne que son patrimoine historique. Les Arabes du Levant arrivent tardivement (à partir de 1880) ainsi que les Turcs proprement dits (un peu plus tôt).

Partis d’une découverte commune de la puissance d’évocation du patrimoine andalou, les deux courants ont fini par suivre des chemins fort différents, parfois même opposés. Pendant que la Nahḍa arabe s’emparait avec enthousiasme de ce riche thème historique, culturel et politique, les timides tentatives du sultan Abdülhamid pour s’approprier cet héritage et en nourrir sa politique (pan)islamiste et califale se sont effacées bien vite devant la montée en puissance du protonationalisme turc, bientôt relayé et amplifié par l’opposition jeune-turque de plus en plus active et finalement victorieuse après la révolution de 1908. Les différences culturelles déjà importantes entre les Arabes et les Turcs se doublent désormais d’une divergence politique de plus en plus palpable. Alors que la fièvre d’Al-Andalous s’empare des principaux auteurs et activistes de la Nahḍa cairote et levantine, c’est le Bædeker à la main et des fantasmes à l’esprit que la génération jeune-turque découvre une Andalousie faite d’exotisme et de déchéance. Avec la République, « la boucle était bouclée » : les Ottomans, devenus officiellement turcs, en étaient revenus à une vision occidentale d’une civilisation qu’ils n’avaient jamais entièrement comprise.

On est ainsi au croisement d’une micro-histoire détaillée minutieusement à partir d’un registre et de la grande histoire des relations entre les Arabes, les Turcs et les Européens sur un siècle. La parfaite réussite de ce travail est d’avoir su prendre dans toutes ses dimensions cette intersection des mondes et des histoires que constitue ce palais de Grenade et d’en tirer de multiples enseignements.

L’apport de ce livre repose sur une approche méthodologique jamais ennuyeuse qui prend parfois la dimension d’une enquête quasi-policière et qui enrichit à chaque page le lecteur, qui dispose d’une iconographie très complète.

L’Alhambra à la croisée des histoires d’Edhem Eldem, publié avec le soutien de l’Académie du royaume du Maroc, Les Belles Lettres, 2021, 384 p.Edhem Eldem, historien reconnu de l’histoire ottomane finissante, a entrepris de l’aborder par le biais d’une histoire de l’archéologie, des objets et des pratiques artistiques. Il part ici d’un document exceptionnel, le registre des...

commentaires (1)

Votre collègue au Collège de France a commis un grand livre. Il a sa place dans ma bibliothèque à côté des "Voyageurs arabes" (Pléiade), et "Le Voyage en Orient" (Bouquins). Malgré l’abondance de références, dont celle bien sûr d’Eward Saïd, et comment peut-il s’en échapper, le livre est "lisible" par les spécialistes, les historiens, et les amateurs de "culture générale" (le mot n’a rien de péjoratif). Vous résumez bien en conclusion, "L’apport de ce livre repose sur une approche méthodologique jamais ennuyeuse qui prend parfois la dimension d’une enquête quasi-policière et qui enrichit à chaque page le lecteur, …". C’est tout à fait cela, on pourrait discuter chaque page écrite, et surtout admirer chaque photo. Mon coup de cœur (page 218) la photo signée Chakib Arelan, "notre photo", et l’émir druze n’était pas seul du voyage, un peu plus loin, le maronite Amin Rihani et la découverte de l’Alhambra etc, etc. C’est foisonnant. Pour ceux qui n’ont pas le temps de lire pour cause d’élections législatives, à écouter sur France culture du 18 janvier dernier, émission "Sans oser le demander" de Mathieu Garrigou-La grange, peut-être l’impeccable français de l’auteur de ce livre les incitera à le lire.

Nabil

10 h 56, le 05 mai 2022

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Commentaires (1)

  • Votre collègue au Collège de France a commis un grand livre. Il a sa place dans ma bibliothèque à côté des "Voyageurs arabes" (Pléiade), et "Le Voyage en Orient" (Bouquins). Malgré l’abondance de références, dont celle bien sûr d’Eward Saïd, et comment peut-il s’en échapper, le livre est "lisible" par les spécialistes, les historiens, et les amateurs de "culture générale" (le mot n’a rien de péjoratif). Vous résumez bien en conclusion, "L’apport de ce livre repose sur une approche méthodologique jamais ennuyeuse qui prend parfois la dimension d’une enquête quasi-policière et qui enrichit à chaque page le lecteur, …". C’est tout à fait cela, on pourrait discuter chaque page écrite, et surtout admirer chaque photo. Mon coup de cœur (page 218) la photo signée Chakib Arelan, "notre photo", et l’émir druze n’était pas seul du voyage, un peu plus loin, le maronite Amin Rihani et la découverte de l’Alhambra etc, etc. C’est foisonnant. Pour ceux qui n’ont pas le temps de lire pour cause d’élections législatives, à écouter sur France culture du 18 janvier dernier, émission "Sans oser le demander" de Mathieu Garrigou-La grange, peut-être l’impeccable français de l’auteur de ce livre les incitera à le lire.

    Nabil

    10 h 56, le 05 mai 2022

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