Critiques littéraires Psychanalyse

Imposture en territoires occupés

Dès les premières pages, les auteurs Lara et Stephen, Libanais vivant aux États-Unis, déclarent leur amour. Un amour révolutionnaire qui concerne leur façon d’habiter le monde. Ce livre n’est pas le simple récit de cures analytiques sous un régime d’occupation. Il raconte dans le détail le fossé entre cliniciens palestiniens et cliniciens israéliens, et comment ces derniers collaborent à un régime d’apartheid.

Imposture en territoires occupés

D.R.

Psychoanalysis under occupation. Practicing Resistance in Palestine (« La Psychanalyse sous l’occupation. Pratiquer la résistance en Palestine ») de Lara and Stephen Sheehi, Routledge, 2021, 232 p.

L’ouvrage commence avec Samar, une Palestinienne de 40 ans, en thérapie avec Caesar. Dès qu’elle parle de sa vie, du fait que tous ses choix se sont faits malgré elle sous le joug d’une famille patriarcale et que son désir est enseveli, Caesar ressent l’anxiété du contretransfert : la scène le renvoie à sa propre existence. Il recueille alors le désir de Samar comme un secret pour ne pas que les frères ou cousins de celle-ci la tuent. Or, ces murs familiaux sont redoublés par un autre mur construit à côté de chez elle par le régime israélien. D’après l’analyse intersectionnelle des auteurs, ce mur compartimente les combats en durcissant d’autant plus les codes de la domination masculine, une oppression se mettant au service de l’autre. Et comme « l’occupation finit toujours par entrer dans la pièce », on apprend que les cliniciens palestiniens ont mis en place une pratique collective de résistance avec la psychanalyse, une écoute et un retissage qui ouvrent les possibilités.

Les auteurs mentionnent aussi comment la psychanalyse importée en Israël à travers la lecture de certains sionistes assure l’effacement des Palestiniens, ce qui n’est pas sans rappeler la façon dont la psychiatrie en Algérie entretenait la domination des colons français sur les Arabes (Franz Fanon est aussi une référence des auteurs). Prenons le cas d’Amjad qui ressent en permanence une boule dans la gorge. Yoa’d, son analyste, arrivera à le faire remonter à l’événement traumatique : alors qu’il roulait vers Jérusalem avec sa fille qui se faisait une joie de cette journée où elle allait retrouver une amie, les voilà immobilisés à un checkpoint où une altercation a cours entre Palestiniens et soldats d’occupation. Sa fille se met à pleurer et crier, et, devant l’insistance de celle-ci, il sort demander si elle peut aller aux toilettes. Le soldat le menace avec une arme, lui ordonne de remonter en voiture et de dire à sa fille de se pisser dessus. Ce qu’elle fera. On ne sait jamais ce qui peut arriver, la menace et les mauvais traitements sont le quotidien des Palestiniens. Mais cet événement symptomatise l’impuissance d’Amjad et les mots resteront coincés dans sa gorge. Les auteurs décrivent comment la biopolitique de l’État israélien vise à ce que les enfants incorporent la violence et l’humiliation, en les détachant de leurs parents qui ne peuvent pas les protéger (« unchilding »), détruisant leurs mondes intérieurs. Et pire encore dans cette histoire, c’est ce qui arrive à la psychanalyse elle-même en Israël : c’est que le superviseur israélien de Yoa’d ne veut rien entendre des symptômes de son patient dont elle raconte la cure. Le superviseur ne voit que les médicaments pour traiter Amjad et ce qu’il considère comme une attitude défensive due à la mentalité palestinienne qu’il n’y a pas à interroger. D’où viendrait cette surdité ? D’une lecture psychanalytique calée sur une subjectivité libérale et qui fonctionnerait en complicité avec le régime de l’occupation en vue d’entraîner le déni de la vie psychique des Palestiniens. Ces derniers n’auraient pas de profondeur. Cette innocence analytique est d’autant plus violente qu’elle refuse de reconnaître l’autre tout en se donnant le pouvoir de qualifier sa psychologie pour le réduire au silence. De la sorte, on nomme un symptôme au lieu d’écouter la langue du patient. Le diagnostic devient un blocage (un checkpoint) qui sert en réalité une politique d’occupation. Le superviseur finit par demander à Yoa’d d’interrompre la cure, et celle-ci s’exécute à contrecœur. Heureusement, cela provoque également la révolte d’Amjad qui a assimilé inconsciemment ce qui se joue, l’impuissance de son analyste qu’il prend violemment à partie, rejouant avec Yoa’d la scène qu’il aura vécue avec sa propre fille et qu’il n’aura pas pu protéger au checkpoint. Cet épisode va entraîner Yoa’d à poursuivre la cure sans le dire, et Amjad aboutira au récit de l’événement qui aura laissé la rage et la haine de soi s’installer dans son gosier. Après cette expérience, la pratique de Yoa’d en sera définitivement changée. Elle aura interrompu la supervision plutôt que la cure dans un acte de désobéissance qui affirme un autre rapport à soi et à une communauté qui résiste à l’occupation.

Cet ouvrage est donc aussi une contre-histoire de la psychanalyse en Palestine. Son but est de montrer que la psychanalyse produit un autre savoir en vue de maintenir des mondes en vie contre ceux qui veulent les réduire en miettes, parfois des psychanalystes, ou plutôt des imposteurs qui établissent des diagnostics en restant sourds à ceux qui vivent l’occupation.

Psychoanalysis under occupation. Practicing Resistance in Palestine (« La Psychanalyse sous l’occupation. Pratiquer la résistance en Palestine ») de Lara and Stephen Sheehi, Routledge, 2021, 232 p.L’ouvrage commence avec Samar, une Palestinienne de 40 ans, en thérapie avec Caesar. Dès qu’elle parle de sa vie, du fait que tous ses choix se sont faits malgré elle sous le joug...
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