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Lifestyle - Beyrouth Insight

L’homme qui photographie la communauté queer libanaise « pour ne pas oublier »

D’origine libanaise, Mohammad Abdouni cumule les casquettes de photographe, cinéaste, commissaire d’exposition et de rédacteur en chef et directeur créatif du magazine photo « Cold Cuts » , consacré à la culture queer dans la région de l’Asie du Sud-Ouest et de l’Afrique du Nord (Swana). Il s’apprête à publier un livre de photographies et d’histoires de la communauté transgenre au Liban.

L’homme qui photographie la communauté queer libanaise « pour ne pas oublier »

« Andréa et Anya Kneez à l’arrière de ma voiture », Beyrouth, 2021 Photo Mohammad Abdouni

Dans une région où l’homosexualité est encore largement pénalisée et où les récits de personnes homosexuelles sont souvent occultés, voire présentés comme un produit de l’Occident, des projets comme celui de Mohammad Abdouni s’avèrent cruciaux pour la communauté queer. « Nos récits, nos histoires et la culture que nous produisons peuvent ainsi être collectifs et accessibles », déclare Marwan Kaabour, un graphiste libanais basé à Londres qui a fondé Takweer, une plateforme en ligne explorant les récits homosexuels dans l’histoire et la culture populaires arabes. « C’est un acte de résistance qui permet de s’assurer que les gens sont conscients de notre présence et de notre contribution... C’est aussi un espace pour les jeunes homosexuels arabes qui leur confère un sentiment d’appartenance et leur confirme que des personnes comme eux ont existé dans notre partie du monde depuis que l’on a commencé à écrire l’histoire », ajoute-t-il.

La peur de l’oubli

Par un doux samedi après-midi dans le quartier de Badaro, Mohammad Abdouni sirote un expresso, agacé par le son d’une zaffé traditionnelle pour un futur mariage provenant d’une rue à côté, alors qu’il souffre d’un énorme mal de tête. Et réfléchit au parcours qui l’a conduit à la photographie. Ce jeune homme a grandi à Tarik Jdidé, l’un des fiefs de la communauté sunnite de la capitale. Sa famille était « pauvre », selon ses termes, ce qui n’a pas empêché ses parents de tout faire pour pouvoir l’inscrire, lui et ses frères et sœurs, dans l’une des écoles les plus prestigieuses du pays, le Collège Notre-Dame de Jamhour à Baabda. « Étudier la journée à Jamhour puis passer le reste de son existence à Tarik Jdidé, cela donne un aperçu intéressant des disparités de la vie », commente-t-il.

L’été précédant sa première année d’université, Mohammad Abdouni achète un appareil photo 35 mm dans un marché aux puces. À l’époque, son intérêt pour la photographie était, confie-t-il, en partie motivé par la crainte d’oublier. « J’ai toujours peur, à un moment donné, de ne plus me souvenir des gens, des lieux ou de certains sentiments que j’ai éprouvés à des moments particuliers. J’ai eu et j’ai toujours cette peur pesante de ne plus m’en souvenir ». Il réalise rapidement que l’appareil photo pouvait apaiser cette crainte. « Je ne l’ai plus jamais lâché. »

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Après l’obtention de son diplôme en beaux-arts et en communication, il travaille d’abord comme illustrateur de bandes dessinées puis comme directeur artistique dans plusieurs studios de design. Il officie même comme commissaire d’expositions. Pendant les dix premières années de son histoire d’amour avec la caméra, Mohammad Abdouni ne faisait pas de photos professionnelles, se contentant de capturer des moments de son quotidien. Aujourd’hui, sa carrière professionnelle de photographe se trouve être une « très belle coïncidence qui a résulté de cette peur (d’oublier, NDLR) », juge-t-il avec le recul. C’est à ce moment-là qu’il commence à publier certaines de ses photos sur Instagram. « À cette époque, je prenais déjà des portraits de la communauté homosexuelle lors d’événements parce que je voulais rassembler et documenter ce qui s’y passait », précise le jeune homme à L’Orient Today. « Les photos ont très vite attiré l’attention, peut-être parce qu’à l’époque, il n’y avait pas vraiment beaucoup de gens qui documentaient et partageaient des images sur la communauté homosexuelle, ce qui n’est plus le cas aujourd’hui, évidemment », poursuit-il.

Une carrière internationale

D’abord considérée comme un passe-temps, la photo s’est finalement transformée en une carrière à part entière, avec des œuvres qui ont été exposées à la galerie Foam d’Amsterdam, au Brooklyn Museum de New York, à l’Institut des cultures d’islam de Paris et dans des festivals européens. Le travail de Mohammad Abdouni comprend également des projets plus commerciaux, comme des photos de mode pour Vice UK, Vogue Italia, Gucci, Farfetch et L’Officiel, pour n’en citer que quelques-uns. Ses projets plus personnels – des documentaires et des séries sur la communauté homosexuelle de Beyrouth – ont également attiré l’attention du monde entier, tant sur support numérique que sur papier. Alors qu’il a réussi à trouver un équilibre entre son travail commercial axé sur la mode et ses projets personnels de documentation sur sa communauté, Mohammad Abdouni affirme qu’il ne pourrait pas imaginer vivre l’un sans l’autre. « Les deux sont très importants pour moi, car lorsque je passe trop de temps sur des projets commerciaux, je me sens vide. Et quand je passe trop de temps sur l’aspect documentaire de mon travail, j’étouffe. » Ses photographies sont un mélange d’inspirations et d’esthétiques souvent surprenantes, avec un éclairage rétro très romantique constant dans tous ses projets. Ses clichés capturent une beauté étrange et ne sont ni confortables ni apaisantes, en tout cas pas dans leur forme habituelle ou traditionnelle. « Il est à la recherche de choses que les autres ne regardent pas..., soutient son amie, la photographe libanaise Tanya Traboulsi. Il guide vos yeux vers des détails que vous ne voulez peut-être pas regarder, et je trouve cela très intéressant et beau. » Mohammad Abdouni souligne que son travail est inspiré par les œuvres de collègues photographes arabes, tels que Fouad Khoury, Clara Abi Nader et, bien sûr, Traboulsi. « Je ne veux pas imiter le travail de qui que ce soit, et ce afin de conserver mon empreinte personnelle. Mais je me retrouve inconsciemment à reproduire le travail de certaines de mes grandes inspirations », explique-t-il en roulant une cigarette. « Très récemment, j’ai photographié (deux drag queens libanaises, NDLR), Anya (Kneez) et Andréa, à l’arrière de ma voiture, alors que je me rendais à un mariage. Peu après, je suis tombé sur l’une de mes photos préférées que je n’avais pas vue depuis très longtemps, prise par Nan Goldin », Misty and Jimmy Paulette in a Taxi, NYC, 1991, où deux drag queens sont photographiées en gros plan à l’arrière d’un taxi jaune. « J’ai juste recréé cette image, sans nécessairement (le savoir), car elle est imprimée dans ma tête. »

Portrait du photographe Mohamad Abdouni. Photo Pauline Maroun

Une cause à documenter

Travailler avec des groupes marginalisés comme les LGBTQ+ au Liban, où les sensibilités sont plus grandes et les dangers auxquels ils sont exposés clairement plus élevés, c’est déjà beaucoup de pression. Abdouni affirme que documenter cette communauté est lourd, mais « d’une lourdeur nécessaire ». Bien qu’une série de décisions de justice rendues au Liban ces dernières années aient enfin acté que les relations sexuelles consenties entre personnes du même sexe n’étaient pas illégales, la stigmatisation sociale demeure. Toujours marginalisée et largement exposée à des risques, la détresse de la communauté queer s’est accentuée avec la pandémie de Covid-19 au Liban et la tragédie du port le 4 août 2020. Selon Mohammad Abdouni, la criminalisation de l’homosexualité est une question nuancée et complexe, car elle prend des formes différentes dans la région de l’Asie du Sud-Ouest et de l’Afrique du Nord (Swana) mais aussi entre les villes d’un même pays. Le fait d’être « englobé dans ce » Moyen-Orient « induit en erreur. Il y a des centaines de communautés homosexuelles différentes, avec des façons différentes de faire les choses, des histoires, des cultures différentes, tout est différent ». À la suite de sa frustration face au manque de documentation précise, substantielle et digne de l’histoire queer arabe, malgré la richesse culturelle de la communauté, il décide de créer le magazine photo Cold Cuts. « En grandissant, je me suis demandé : quelle est mon histoire ? Qui sont mes parents, ma famille ? Qui sont mes aînés ? Qui sont mes modèles ? Nous avions des exemples issus des médias occidentaux, auxquels on ne peut pas totalement s’identifier. » La première édition du magazine est sortie en 2017, avec la collaboration de plus de 30 créatifs, photographes et artistes sur les 172 pages de la publication. Après ce premier numéro, Cold Cuts a publié un court documentaire, Anya Kneez : A Queen in Beirut. Pour Mohammad Abdouni, ce film primé « offre un aperçu de la vie de celui qui a ressuscité la scène drag queen dans les clubs de Beyrouth et a fait le tour des festivals de cinéma internationaux ».

Une rencontre inspirante

Charlie Nicola, également connu sous le nom d’Anya Kneez, son personnage de travesti, est aussi le meilleur ami d’Abdouni, qu’il connaît depuis plus de dix ans. « J’avais apporté mon portfolio de design avec moi en pensant qu’il allait m’aider à trouver un emploi », se rappelle le drag queen en évoquant leur première rencontre. Plus tard, ils se croisent de nouveau dans les bars de Gemmayzé et Mar Mikhael. À l’époque, Mohammad Abdouni est DJ au Charlie’s, et Nicola venait souvent « paré de la tête au pieds » et finissait la soirée en dansant sur le comptoir. Alors que le photographe, revenu vivre à Tarik Jdidé, était en train de rénover sa maison, son ami l’embarque chez un grossiste de tissus. « Nous avons acheté un grand rouleau de tissu en coton blanc pour chemises qui avait un beau drapé. Nous l’avons transporté chez lui, et nous avons commencé à le draper et à jouer avec le tissu. Il m’a ensuite demandé de poser pour lui. Pas besoin de me demander deux fois de poser pour lui ! J’ai enlevé tous mes vêtements et il m’a photographié entièrement nu », se souvient Charlie Nicola. « Je ne m’étais jamais senti aussi à l’aise avec quelqu’un de toute ma vie. Je l’ai laissé me diriger de toutes les manières possibles parce que je lui faisais entièrement confiance. » Tourné en un week-end en 2017, le documentaire est réalisé avec la « petite caméra » de Abdouni, alors que Nicola se métamorphosait en Anya avant un spectacle. Quelques mois après, le photographe enregistre secrètement son ami qui lui expliquait ce qu’il avait ressenti en quittant New York, « la Mecque queer », pour retourner au Moyen-Orient. Cet enregistrement accompagnera finalement le documentaire. Puis, en 2019, une édition spéciale de Cold Cuts, Doris & Andréa, paraît en parallèle de l’inauguration d’une exposition éponyme à l’Institut des cultures d’islam de Paris. Ce numéro documente les vies de Doris et de son fils transgenre Andréa, alors qu’ils « défient les normes sociales d’une société patriarcale et les prétendues valeurs d’une famille du Moyen-Orient. » Mohammad Abdouni explique que son travail ne repose jamais sur une intention particulière. Au contraire, ses projets voient le jour de manière authentique, sous l’impulsion d’un moment ou à travers une rencontre, quelque chose qui aiguise sa curiosité ou nourrit sa frustration. Selon lui, Cold Cuts a commencé comme un terrain de jeux amusant, un « projet caprice ». Le contenu éditorial a fini par prendre la forme d’une tendance intrinsèque qui s’est ensuite transformée de manière organique en une publication axée sur les homosexuels.

« Dana, pour Treat Me Like Your Mother », Beyrouth, 2019, Photo Mohammad Abdouni

Larmes et chair de poule

Son dernier-né, Treat Me Like Your Mother : Neglected Trans* Histories from Beirut’s Forgotten Past (Traite-moi comme ta mère : histoires de trans* négligées du passé oublié de Beyrouth), publié par Cold Cuts, présente une collection d’histoires inédites, d’images d’archives et de portraits réalisés en studio de dix femmes trans vivant à Beyrouth. L’inspiration de cet ouvrage est venue après que Nicola a assisté à une soirée open mic donnant la parole à quelques homosexuels au Haven for Artists à Beyrouth. C’est là qu’il a découvert Mama Jad, une femme transgenre d’une cinquantaine d’années qui a expliqué comment elle avait survécu à la guerre civile au Liban. « J’ai sangloté du début à la fin, raconte Nicola. La façon dont elle a évoqué la communauté me donne encore la chair de poule aujourd’hui. » Cette nuit-là, le jeune homme s’est précipité chez Mohammad Abdouni, lui racontant l’histoire de Mama Jad, alors qu’ils pleuraient tous les deux « dans les bras l’un de l’autre ». Cette nuit-là, également, est née Treat Me Like Your Mother, créée avec le soutien de l’ONG LGBTQI+ Helem, de la Fondation arabe pour l’image et de l’espace culturel Station Beirut. L’âge des femmes décrites oscille entre la fin de la trentaine et la cinquantaine, pour non seulement mettre en exergue leur histoire chargée dans le pays (alors) déchiré par une guerre complexe, mais aussi attirer l’attention sur leur aliénation imposée par la société. Les personnages du livre ont tous été rémunérés, ce qui n’est pas habituel dans un travail documentaire ou journalistique. « Helem nous avait expliqué que le seul moyen de faire parler ces femmes était de les payer », explique Mohammad Abdouni. Elles ont toutes réagi en disant : « Je suis ici pour faire ce que je dois faire et recevoir mon argent », car elles sont familières avec cette situation. Elles ont l’habitude des (médias) étrangers qui viennent chercher leurs histoires de traumatisme et de drames avant de repartir. « Le livre, dont la sortie est prévue cette année, retranscrit des histoires racontées et non éditées. » « Vous pouvez reconnaître dans l’interview de chacun le point charnière où ils se sont sentis à l’aise. Je trouve cela magnifique... C’est une communauté qui n’a connu que l’exploitation et le manque de considération », poursuit le photographe. Abdouni est l’une des nombreuses personnes qui s’efforcent de déconstruire les discours sur les personnes LGBTQ+ dans la région et de renforcer la visibilité de la communauté.

Marwan Kaabour, de Takweer, en est une autre. Lorsqu’il a pris connaissance du travail d’Abdouni pour la première fois, il a déclaré : « Je l’ai trouvé passionnant, dynamique et inspirant. » Takweer, un jeu de mots arabisé sur le mot anglais queer, est également une plateforme née de la frustration liée au « manque d’informations accessibles sur les histoires, les identités et la culture homosexuels pour des personnes comme moi », affirme son créateur. Ce manque de ressources a poussé des personnes comme lui et Abdouni à « se tourner vers l’Ouest pour comprendre notre position dans l’histoire, la société et la culture populaire. » « Pendant très longtemps, nous ne pouvions même pas parler des personnes homosexuelles parmi nous dans la région arabe. Je pense que c’est un tabou assez énorme à briser, en montrant que non seulement ces personnes (existent), dont voici les visages, les histoires, les luttes et joies, mais aussi comment nous avons toujours existé, a-t-il déclaré. Cela apparaît dans les mots d’Abou Nawas lors du califat abbasside, dans les films de Youssef Chahine, dans les vidéos de Nancy Ajram, dans nos rues, nos familles et nos boîtes de nuit. C’est aussi démonter l’hypothèse farfelue selon laquelle le monde arabe a toujours été “conservateur” ou que l’homosexualité est un concept “importé” de l’Occident. »

(Cet article a été originellement publié dans « L’Orient Today » le 23 mars 2022).

Dans une région où l’homosexualité est encore largement pénalisée et où les récits de personnes homosexuelles sont souvent occultés, voire présentés comme un produit de l’Occident, des projets comme celui de Mohammad Abdouni s’avèrent cruciaux pour la communauté queer. « Nos récits, nos histoires et la culture que nous produisons peuvent ainsi être collectifs et...

commentaires (5)

nos chers amis devraient s'accomoder malgre eux et s'appreter a pire , vu que la culture khomeyniste envahissante arrivera bientot aux pires "libertes" telles que vues et forcees par leur foi a ces mollahs

Gaby SIOUFI

16 h 08, le 31 mars 2022

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Commentaires (5)

  • nos chers amis devraient s'accomoder malgre eux et s'appreter a pire , vu que la culture khomeyniste envahissante arrivera bientot aux pires "libertes" telles que vues et forcees par leur foi a ces mollahs

    Gaby SIOUFI

    16 h 08, le 31 mars 2022

  • Fier.

    Gilles Khoury

    15 h 17, le 31 mars 2022

  • Excellent article. L'humain est multiple et complexe.

    Nadim Mallat

    14 h 06, le 31 mars 2022

  • nos concitoyennes(ns) LGBT peuvent commencer a faire leurs adieux a cette liberte dont elles/ils profitent meme tres insuffisante. car bientot la culture noble & surtout evoluee du wali fakih leur interdira la liberte meme de respirer LGBT. Merci aux chretiens de la politicaille haie qui combattu et reussi a recouvrer nos droits, notre preeminence .

    Gaby SIOUFI

    12 h 21, le 31 mars 2022

  • Mille fois Bravo

    Zampano

    04 h 59, le 31 mars 2022

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