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Culture - Photographie

Au-delà des clichés, qui sont les Libanais ?

Dans son exposition « Mythologies familiales » – à la galerie de l’Union des photographes professionnels (UPP) à Paris –, Karine Labrunie pose son regard de photographe sur ces autels familiaux de la société libanaise qui se révèlent comme une mise en abyme sociologique.

Au-delà des clichés, qui sont les Libanais ?

« Mythologies familiales » de Karine Labrunie : un questionnement autour de la construction de l’identité familiale et d’une représentation de soi au Liban. DR

D’abord, on choisit l’endroit (le sas de l’entrée, un coin du salon, ou le passage qui mène aux chambres), ensuite on place une table en guise d’autel, un napperon viendra recouvrir la surface pour accueillir des photographies (dans des cadres en argent massif pour les familles aisées ou en bois de cèdre pour les plus modestes), en noir et blanc pour le portrait du grand-père, patriarche du clan, en couleurs pastel pour le mariage de l’aînée des filles, et le fils, fierté de la famille, aura droit à des postures plus viriles, à moto un casque à la main ou en tenue de combat. Des souvenirs, des petits bibelots à valeur sentimentale viendront agrémenter cette mise en scène et créer une résonance entre les images et les objets : un cierge allumé, un chapelet religieusement posé, une icône de saint Élie, la photo de la Vierge qui veille. L’intérieur des demeures libanaises est une citadelle aux fondations inébranlables, érigée sur un ensemble de croyances et de valeurs partagées. La famille est structurée, unifiée par un ciment qui donne son identité au groupe et le différencie du monde extérieur, ce ciment est le mythe familial. C’est autour de cette mythologie familiale que le travail de la photographe franco-libanaise Karine Labrunie s’articule pour présenter à la galerie UPP (Paris) ces mises en scène aux valeurs symboliques, de familles qui tantôt dramatisent la souffrance afin de la surmonter, tantôt célèbrent les petits bonheurs.

« Mythologies familiales » de Karine Labrunie. DR

Archéologie de la mémoire

Née en 1983 de mère libanaise et de père français, Karine Labrunie avoue avoir toujours eu cette appétence pour la culture libanaise. « En grandissant, dit-elle, j’ai pris conscience des différences vis-à-vis de mon entourage occidental au niveau de ma perception des choses et du rapport à l’autre. Mon héritage libanais avait nourri mon sens de l’hospitalité, ma faculté d’écoute et la capacité de mettre autrui à l’aise. Je l’ai visualisé la première fois que je suis rentrée au Liban en 2000, j’avais 17 ans. » Durant son cursus de cinq années aux beaux-arts, Karine Labrunie élabore et met en scène un projet photographique et vidéo sur la thématique du regard sur la différence. Elle se dit très influencée par le travail de la photographe américaine Diane Arbus (1923-1971) dont le sujet de prédilection portait sur la différence et la marginalité, souhaitant donner un visage à ceux qui vivent et assument leur différence. Cette artiste partait du constat que l’iconographie du handicap a souvent oublié l’individu, le réduisant à ses manques et faiblesses. « Peu importe les pays ou les personnes, la photographie est un prétexte pour aller à la rencontre de l’autre », indique Karine Labrunie. « Entrer dans des univers méconnus pour apprivoiser l’autre, c’est tisser les liens comme disait Saint-Exupéry dans son roman Le Petit Prince, c’est juste prendre la peine de prendre son temps. » L’aventure artistique de la photographe prendra ainsi son départ avec un regard sur le handicap. C’est en 2009, après un premier séjour à Beyrouth qu’elle effectue en solo pour la première fois, que son projet « Histoires enfouies » verra le jour. « Dans un premier temps, précise Karine Labrunie je demandais aux personnes que je rencontrais de me procurer une vieille photo et de me raconter son histoire, dans un deuxième temps j’enregistrais le récit et enfin j’essayais de retrouver l’endroit où elle avait été prise. » En résultera une installation interactive où sur la photo d’origine en noir et blanc viendra se superposer la vidéo qui raconte le récit, dès que le spectateur s’approche. « Comme si la vieille photo vous racontait son histoire », dit-elle. « Les langues se déliaient et la magie opérait. J’assistais à la résurgence du souvenir et de l’émotion en même temps. Je me rendais compte de l’importance du récit. Chaque intervenant devenait l’archéologue de sa propre mémoire. C’était le moi d’aujourd’hui qui racontait le moi d’il y a 30 ans, comme des calques qui se superposaient. Et vient ce moment où l’on questionne sa propre identité et ses origines, et de m’interroger : mais qui sont vraiment les Libanais ? »

« Mythologies familiales » de Karine Labrunie. DR

Les autels sont les ancêtres des murs Instagram

« Lorsque j’écoutais mes parents raconter Beyrouth, il n’était question que de guerres et de misère, l’envie d’en connaître les acteurs et les protagonistes pressait. C’était comme si l’identité des Libanais avait été volée par les événements. J’avais envie d’aller à leur rencontre, de sonder leur vécu, leurs émotions et leur mémoire, de la décrypter et de leur rendre hommage. Christian Boltanski, (photographe, sculpteur et cinéaste) a dit : “On meurt deux fois, la première de sa mort physique et la seconde fois lorsqu’on ne vous reconnaît plus sur la photo.” » Karine Labrunie se lance alors dans un travail approfondi de recherches sur la mémoire et sur la mythologie familiale et s’interroge : « À l’heure du numérique, que va-t-on transmettre à nos enfants ? Rien qu’un disque dur ? » Elle revient donc au Liban pour poursuivre ce cheminement. Ce retour au pays orientera de façon décisive son regard. La photographe passe deux mois avec son assistante à sillonner les routes, à pénétrer des milieux très différents, des familles bourgeoises à celles qui vivent au creux de la campagne, un large spectre qui fait la richesse des photos, élabore ses recherches sur la mythologie familiale et se rend compte que ce terme était utilisé en psychanalyse où il désigne tout ce que votre famille vous transmet au niveau des croyances et de l’identité. La mythologie familiale détermine l’identité intrinsèque, le mythe qui raconte l’origine d’une famille. Les autels chargés de photographies sont les ancêtres de murs Instagram, mais c’est aussi la gestion du silence. « On ne va pas mettre en photo, dit-elle, l’oncle qui a déshonoré la famille, la tante folle ou la nièce qu’on n’a pas réussi à marier. Les photos de famille ont quelque chose d’universel car on a l’impression de les avoir vues quelque part et en même temps, c’est le récit sous-entendu qui rend la photo unique. La même configuration était récurrente : le grand-père patriarche entame l’épopée familiale », conclut l’artiste qui sera disponible le jeudi 17 mars à partir de 19h30 à la galerie parisienne pour une discussion autour de ses œuvres.

Pénétrer les intérieurs, c’est traverser le temps, exhumer les souvenirs comme dans un grenier chargé d’histoires. L’exposition de Karine Labrunie a le mérite de nous rappeler l’importance de la cellule familiale, celle des autres et la nôtre en propre puisqu’elle nous engage sur le chemin de notre propre histoire, de notre trajet personnel avec sa cohorte de conflits, d’espoirs, de ruptures, de souffrances, et de fantasmes.

Karine Labrunie

« Mythologies familiales – Regards sur le Liban ».

Galerie de L’Union des photographes professionnels (UPP)

11, rue de Belzunce

75010 Paris

D’abord, on choisit l’endroit (le sas de l’entrée, un coin du salon, ou le passage qui mène aux chambres), ensuite on place une table en guise d’autel, un napperon viendra recouvrir la surface pour accueillir des photographies (dans des cadres en argent massif pour les familles aisées ou en bois de cèdre pour les plus modestes), en noir et blanc pour le portrait du grand-père,...

commentaires (2)

Des moutons de Panurge

Emile G

23 h 53, le 15 mars 2022

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Commentaires (2)

  • Des moutons de Panurge

    Emile G

    23 h 53, le 15 mars 2022

  • Article Magnifique!

    Jack Gardner

    12 h 50, le 15 mars 2022

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