
Des chômeurs devant une agence d’emploi à Bab el-Oued. Ryad Kramdi/AFP
En Algérie, l’irruption d’internet dans la vie politique et sociale a des caractéristiques spécifiques. Elle est survenue dans une période marquée non seulement par le verrouillage de la scène politique et la multiplication des scandales politico-financiers de tout genre, mais aussi par l’extension des restrictions sur les libertés politiques et intellectuelles. Dans ce contexte, les réseaux sociaux se sont imposés non seulement comme un des espaces de la libre expression, mais surtout de la dénonciation de toutes les formes de dérive des pratiques de l’État, et donc comme un espace de propagande et de règlements de comptes.
Les révélations de l’adjudant-chef Guermit Bounouira concernant l’institution militaire, les révélations « réelles ou supposées » sur les tentatives d’assassinat d’opposants algériens résidant en France, les révélations concernant l’arnaque aux études à l’étranger, toutes témoignent des différents types d’usage de nouveaux médias, et particulièrement de YouTube, dans les champs politique et social en Algérie. Mais pourquoi les Algériens se tournent-ils vers les réseaux sociaux pour communiquer politiquement entre eux ?
Le discrédit des médias nationaux
Les réseaux sociaux, à travers le monde, ont complètement modifié la manière d’accéder à l’information, de la consommer et surtout de la produire. En Algérie, l’extension de l’utilisation des réseaux sociaux a contribué à accélérer le discrédit des médias publics et privés en général. Les Algériens vont chercher dans les nouveaux médias sociaux une autre source d’information et une autre manière de voir ce qui se passe en Algérie et, par conséquent, créer une autre manière de communiquer entre eux. Les médias algériens, et notamment la télévision, après s’être fait reléguer par les nouvelles chaînes satellitaires arabes et internationales, se trouvent une nouvelle fois relégués au deuxième ou au troisième plan par les réseaux sociaux. À titre d’exemple, les « live » nocturnes de certains acteurs de l’opposition algérienne dépassent de très loin l’audience à la fois des journaux télévisés et des débats des chaînes publiques et privées algériennes.
Ce discrédit des médias publics et privés tient essentiellement à la volonté absolue des pouvoirs publics à vouloir imposer aux Algériens un type d’information éternellement en porte-à-faux avec les réalités du pays, même les plus évidentes. La cécité des médias algériens a été telle que, durant des années, l’état de santé du défunt président Abdelaziz Bouteflika a été présenté comme normal et compatible avec les missions d’un chef d’État.
Le discrédit des médias traditionnels s’est accéléré au fur et à mesure de l’accroissement de l’accès des Algériens aux réseaux sociaux, via la téléphonie mobile. Se connectant de plus en plus, ils s’informent via les réseaux sociaux en suivant les « live » d’Amir DZ, Mohammad Larbi Zaitout, Hicham Aboud… Les chaînes publiques et privées, voire les journaux, se voient non seulement dépassés en termes d’audience par ces personnes, mais aussi de plus en plus désertés par les Algériens.
Les différents usages des réseaux sociaux
Après environ 60 ans d’indépendance, l’Algérie n’a jamais vu émerger un champ médiatique libre et indépendant, et ce malgré la multiplication du nombre de journaux et des médias. Cela explique aussi pourquoi les réseaux sociaux se sont progressivement installés comme une voie d’échange et de communication entre Algériens. Ce sont des lieux de dénonciation, mais aussi des espaces d’expression pour toutes les voies et formes d’opposition. Ces espaces d’expression nouveaux, qui associent les Algériens à travers le monde, ne signifient toutefois pas la formation d’une opposition politique algérienne structurée. Il s’agit avant tout d’espaces de dénonciation, centrés autour d’individus qui se spécialisent dans ce genre d’action politique.
L’État et ses institutions ont été très attentifs à la place prise par les réseaux sociaux dans la vie des Algériens. C’est pourquoi les institutions étatiques ont mis en place différentes procédures afin de marquer leur présence sur les réseaux sociaux. L’État, par le biais de personnes relais, ne rate jamais l’occasion de marquer sa présence sur les réseaux sociaux, comme en témoignent les « live » de certains.
Les réseaux sociaux sont également le terrain d’une guerre sans merci entre les clans. C’est pourquoi les réseaux sociaux sont aussi un des lieux de pression et de règlement de comptes entre différents clans. Il faut voir dans la divulgation des secrets d’État de l’adjudant-chef Guermit Bounouira une conséquence de l’instrumentalisation accélérée des réseaux sociaux par certains groupes de pouvoir. Cela ne date toutefois pas d’aujourd’hui. Depuis plusieurs années, internet est devenu un champ de bataille sans merci entre les différents clans du pouvoir, via personnes interposées.
L’instrumentalisation des réseaux sociaux en Algérie a atteint des niveaux qui dépassent parfois l’entendement. Nous pouvons dire que dans aucun pays arabe, y compris ceux les plus touchés par les révoltes depuis 2010, là où l’État a été fortement affaibli, on n’a vu circuler autant de documents officiels, de correspondance entre institutions de l’État, et de vidéos concernant les responsables et leurs familles, comme c’est le cas en Algérie. Cette pratique décrédibilise non seulement les institutions de l’État à l’intérieur des frontières algériennes mais aussi au niveau international.
La marche en avant vers une société ouverte
En l’absence d’un environnement favorable à l’expression autonome de la société civile et de la citoyenneté, les réseaux sociaux se sont convertis en espaces privilégiés d’expressions alternatives pour les Algériens. Ces espaces ont permis l’intensification de la contestation populaire contre un projet politique qui ne répond pas aux attentes des Algériens. C’est pourquoi l’utilisation massive des réseaux sociaux en Algérie a clairement contribué à la marche en avant vers une société ouverte et l’émergence d’un nouvel idéal au sein de la société civile.
Les réseaux sociaux sont aussi en train de bousculer les fragiles équilibres qui avaient assuré la continuité du système politique algérien, car ces espaces ont permis à des citoyens ordinaires de prétendre à un leadership. Ce nouvel état de fait permet de rompre avec un des fondements essentiels du système politique algérien où tout passe par l’État et ses institutions, y compris l’institution militaire et les réseaux clientélistes.
En Algérie, où la majorité des citoyens est exclue du champ politique et leur légitimité politique est niée, les réseaux sociaux offrent une alternative et des conditions nécessaires à l’exercice d’une participation politique large en garantissant un accès à l’information, un droit à l’expression et des espaces de débat. Les réseaux sociaux ne dérangent pas uniquement par les révélations et la prise de parole libre : ils posent problème pour le système et ses institutions, car ils esquissent les contours d’une société ouverte possible. Mais ce processus s’appuyant sur – et étant aussi issu – des turbulences d’internet ne peut avoir les contours d’un débat apaisé ; il peut au contraire contribuer à des règlements de comptes, être l’objet de manipulations ou décevoir une fois encore les Algériens.
Abdelkader LATRECHE
Sociologue algérien
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