Entretiens Poésie

Souad Labbize fait de la poésie comme si elle faisait du pain

« C’est comme si je décrivais des mains que j’aimais, épluchant une montagne de gingembre pour faire une boisson. Comment garder la chair après avoir épluché tout ça ? (…) Ces images sont dans ma tête et me disent : écris là-dessus ; et je les vois de manière poétique. »

Souad Labbize fait de la poésie comme si elle faisait du pain

D.R.

Souad Labbize est poète, romancière et traductrice, née à Alger en 1965. Elle a vécu en Algérie, en Allemagne et en Tunisie avant de s’établir en France. Autrice de plusieurs recueils de poèmes, de récits, d’un roman et d’une anthologie poétique, elle a reçu le Prix de la poésie Méditerranée 2020 pour Je franchis les barbelés (Bruno Doucey, 2019).

Si la question de la liberté des femmes est au cœur de son parcours et de ses textes, Souad Labbize cherche à conjuguer, entre intime et collectif, les trames de diverses histoires afin de mettre des mots là où règne le silence, à l’encontre de toute violence exercée par un individu ou un système, qu’il s’agisse notamment de défaillances psychoaffectives, de patriarcat, de colonialisme, ou de religion. L’échange avec elle fut généreux et multiple, à l’image de son univers. La pensée de Labbize et sa pratique de l’écriture sont empreintes de l’attention qu’elle porte au monde, de sa passion pour les arts et pour l’alchimie de la cuisine, et de la ferveur de son engagement.

Quand avez-vous trouvé l’écriture ou est-ce elle qui vous a trouvée ?

Ça s’est fait en deux périodes. Tout d’abord à l’adolescence. J’écrivais de la poésie en français, j’étais en Algérie, en classe de seconde ou de première. Je me suis hasardée à écrire un récit et j’ai donné mon cahier, en première année de fac, à une enseignante. Elle m’a dit : Labbize, à quel moment vous écrivez ? Quand vous êtes énervée ? Pour écrire il faut être calme, pas sous l’emprise des émotions. J’avais 19-20 ans, je l’ai mal pris et j’ai déchiré mon cahier. Puis il y a eu une autre période, en 1991. J’avais 26 ans. Je me suis exilée en Tunisie. Je trouvais mon écriture infantile, pas belle. On m’a offert ma première machine à écrire à l’époque. Je pouvais écrire avec autre chose, je trouvais que c’était beau, officiel. J’ai écrit ce qui allait devenir le chapitre fondateur de mon premier roman. Puis j’ai arrêté. J’étais aux prises avec comment vivre, payer mon loyer, avoir mes papiers en Tunisie.

Comment et quand avez-vous repris l’écriture de J’aurais voulu être un escargot, votre premier roman ?

En 2009, en pleine dépression nerveuse, j’ai décidé que je ne voulais pas prendre d’antidépresseurs. Je me suis demandé : comment tu vas t’en sortir ? J’étais au chômage, je ne me plaisais pas en France, je ne comprenais pas ce que je faisais là. Je ne comprends toujours pas d’ailleurs. Je me suis dit comment tu peux avoir une meilleure image de toi-même ? Et la réponse était : en écrivant et en publiant. En m’assumant comme quelqu’un qui sait écrire. Je voulais être reconnue avec quelque chose qui m’appartienne. Cette fiction, je l’ai réécrite plusieurs fois. Je n’écris pas facilement, je dois me relire pour ajouter une phrase. Écrire est un travail. Je ne crois pas juste au talent, il y a surtout du travail, et la sensibilité aux arts. Je pense aux toiles d’Annie Kurkdjian avec laquelle j’ai collaboré. Je pense à la voix de Kamilya Jubran qui crée en moi une envie de création. C’est une voix extraordinaire, toujours juste, douloureuse, pas pleureuse. Elle chante des textes magnifiques et grâce à elle j’ai découvert le talent du poète Fadhil al-Azzawi. C’est en glissant sur la voix de Kamilya sur un poème d’Al-Azzawi que j’ai pu aller au bout de l’écriture d’Enjamber la flaque où se reflète l’enfer.

Dans Enjamber la flaque où se reflète l’enfer, vous racontez avoir entendu votre mère parler avec colère de « ce qui a failli (vous) arriver ». Elle dit alors en français le mot « violée ». Enfant, sous le choc du viol que vous venez de subir, vous ne comprenez pas pourquoi votre mère évoque cette couleur.

Peut-être, sûrement, que j’avais compris ce mot à l’époque. Je pensais que la couleur violette avait créé ce mot, comme si on m’avait rendue violette. La logique pouvait avoir deux sens. J’étais bilingue et je devais probablement de manière inconsciente utiliser des homonymes. J’ai dû me poser la question de savoir en quoi ce que j’avais vécu était de la couleur « violet », et petit à petit ceci nous révèle à cela. J’étais ainsi devant ce mystère : pourquoi « violet » veut dire cela aussi ? Tout ce que j’ai vécu. Aujourd’hui, ce mot n’est plus autant violent qu’avant. C’est un mot indiscret. Mais il y a toujours le sentiment d’être à nouveau en situation d’intrusion dans mon intimité.

« Violée » et « Violet » : Cette ambiguïté a-t-elle pu, dans une certaine mesure, avoir un impact sur le fait de prendre le français pour langue d’écriture ?

Le français était présent dans ma façon de m’exprimer, pendant longtemps, dans ma faille, bien avant de m’installer en Tunisie. Adulte, les Algériens que je fréquentais faisaient des études en français. En Tunisie, j’ai découvert qu’un certain arabe dialectal pouvait être une langue du quotidien. Quand je suis arrivée en France, que j’ai commencé à être dans les réseaux sociaux vers 2008 et que j’ai commencé à écrire, j’ai pris conscience de mes défaillances en arabe. Je le savais, mais j’ai pris conscience de mon exil que je ne vivais pas bien. J’ai découvert de très beaux textes en arabe. Je me suis dit : Cette langue est belle, tu pourrais l’utiliser. Là, j’ai commencé à me révolter contre moi-même et contre ce manque. Et là où j’ai réussi le challenge, c’est lorsque j’ai commencé à traduire.

Y a-t-il une expérience spécifique qui vous a marquée en matière de traduction ?

La première fois où j’ai traduit quelque chose de dur, c’étaient Les Lettres à Samira de Yassin al-Haj Saleh. Au début, je ne savais que ça allait devenir un livre, c’était par militantisme. Les lettres publiées sur Facebook en arabe, je les ai trouvées belles et déchirantes. Elles apparaissaient aussi dans d’autres langues et au bout de la 7e lettre, j’ai parlé à Yassin et lui ai demandé : Pourquoi tu ne publies pas les lettres en français ? Il m’a appris alors qu’elles n’avaient pas encore été traduites. Et là, j’ai souhaité le faire. Je ne m’attendais pas à tant de difficulté. Il a un style très dur. Pour garder son style, le préserver, j’ai découvert la difficulté.

Est-ce que traduire vous donne parfois envie d’écrire en arabe ?

J’aimerai produire en arabe. J’ai honte de ne pas le faire. J’aimerai écrire en arabe dialectal et que d’autres le traduisent dans leur dialecte ou en arabe moderne, mais tout ce qui me vient est en français. L’arabe est très important dans mon imaginaire, c’est mon arabe à moi et il porte l’empreinte de l’algérien, du tunisien et du palestinien.

L’écriture vous a-t-elle manqué durant les années où vous étiez enseignante et formatrice ?

Je lisais beaucoup. Il y a eu un tournant quand j’ai découvert l’écriture d’Agota Kristof et sa trilogie des jumeaux. Une écriture sobre : sujet et verbe. Ce qu’elle raconte est bouleversant. Beloved de Toni Morrison m’a aussi marquée. C’étaient des appels à l’écriture, des pierres blanches dans ma mémoire de ce que doit être l’écriture. Pendant que j’enseignais, j’étais dans la vie, et toute cette matière d’angoisse au lieu d’imploser, a explosé en écriture.

Est-ce là le terreau de votre poésie ?

Enfant, je n’étais pas en phase avec les autres enfants. J’étais isolée, un peu dans l’imaginaire. Je me protégeais du réel en le regardant et en rêvant. Aujourd’hui, je l’assume et j’en fais des poèmes.

L’humour, avec une étrange légèreté, traverse vos poèmes.

L’humour sort souvent quand je parle d’amour. L’humour, c’est très léger ; parler d’amour, c’est très sérieux. Parler d’amour avec humour n’est pas sérieux. L’humour a une place importante dans ma vie, mon imaginaire. Il me permet de ramener de la légèreté et faire un pas de côté quand il s’agit de sujets graves. Je parle d’amour saphique, je suis homo je ne m’en cache pas. Du coup, j’essaie de le faire passer avec de l’humour, parce que je suis quelqu’un de grave, d’assez soucieux.

Toujours avec humour, Dieu est aussi présent dans certains de vos poèmes…

Je ne prends pas la religion au sérieux. Je viens d’une culture musulmane. La religion a bouleversé nos vies en Algérie qui a connu une décennie noire bouleversante. L’islam est devenu le sujet, ça nous a enlaidi notre quotidien. Il y a plein de choses qu’on ne peut plus faire à cause de ce retour de la religion. Pour moi c’est quelque chose de très triste et de grave mais en même temps de drôle. J’ai tant de mal à croire que j’ai du mal à croire qu’on puisse croire. C’est important que certaines personnes puissent voir que d’autres ne sont pas croyants pratiquants comme eux, et le revendiquent. Alger est une très belle ville à l’architecture haussmannienne, italienne et arabe. Quand les mosquées ont échappé à la main de l’État, les islamistes ont recouvert les croix avec des sacs poubelle. On ne respecte pas la religion de l’autre, c’est tellement grave que ça finit par devenir hilarant.

La sensorialité s’exprime très différemment dans vos textes narratifs et dans votre poésie. Elle semble plus prégnante, charnelle et solaire dans les premiers.

Très différemment, non. Dans la poésie, mon exigence est que ce soit bref. Mes derniers poèmes amoureux le sont moins… Aujourd’hui, je prends plaisir à lire des poèmes que je ne connaissais pas, je pense aux poèmes d’Amina Saïd. Et dans mon écriture, je prends plaisir à être dans quelque chose de plus long, de faire monter la sauce. Dans la poésie, j’aime la fulgurance, et que les lecteurs puissent les retenir. J’aime que le poème soit énigmatique sans que ce ne soit de l’ordre du sibyllin. La sensorialité dans ma prose et dans ma poésie vient de la même source. Je ne veux pas d’écriture abstraite, je veux parler aux gens qui ont envie qu’on leur parle de cette façon-là, plus charnelle, j’ai envie d’aller toucher les gens. C’est vraiment une autre façon de faire de la poésie, une poésie action, une littérature action, j’écris comme si je faisais du pain.

Écrire comme faire du pain. Le mouvement, les gestes du quotidien sont donc importants dans votre processus de création ?

Quand je suis dans le processus d’écriture, les images me viennent, des images de cinéma. Je me vois en train d’écrire des scènes, je les décris telles quelles. J’aimerais écrire une histoire d’amour à partir de la gestuelle. C’est comme si je décrivais des mains que j’aimais, épluchant une montagne de gingembre pour faire une boisson. Comment garder la chair après avoir épluché tout ça ? Comment épluche-t-on un pomelo ? Je voudrais raconter la quotidienneté de l’amour avec des gestes anodins. Ces images sont dans ma tête et me disent : écris là-dessus ; et je les vois de manière poétique. Quand ma mère faisait du fromage, elle mettait le lait caillé dans le torchon qu’elle essorait. Je l’observais quand il gouttait. Ce sont des opérations scientifiques, quand on est enfant on s’y intéresse. Et quand on le mange, c’est surprenant, agréablement ou pas. Mon texte doit être comme ça. C’est quand il a perdu toute son eau. Perdre les eaux. On ne garde que l’enfant. C’est tout ce qui m’intéresse.

Enjamber la flaque où se reflète l’enfer, dire le viol de Souad Labbize, éditions iXe/ Barzakh, 2019.

Enfiler la chemise de l’aïeule de Souad Labbize, éditions des Lisières, 2021.

Glisser nue sur la rampe du temps de Souad Labbize, éditions Blast, 2021.

Souad Labbize est poète, romancière et traductrice, née à Alger en 1965. Elle a vécu en Algérie, en Allemagne et en Tunisie avant de s’établir en France. Autrice de plusieurs recueils de poèmes, de récits, d’un roman et d’une anthologie poétique, elle a reçu le Prix de la poésie Méditerranée 2020 pour Je franchis les barbelés (Bruno Doucey, 2019).Si la question de la liberté...

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