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Trois contes, de l’ironie au sublime

Trois contes, de l’ironie au sublime

Gallica.bnf.fr / Biblio municipale de Rouen. D.R.

Trois Contes de Gustave Flaubert, éditions Georges Charpentier, 1877.

Trois contes. Existe-t-il titre plus générique ? Trois histoires courtes, que l’on pourrait appeler « nouvelles », façonnées par Flaubert à la fin de sa vie, alors qu’il a des problèmes d’argent, simplement parce que ce format convient à celui dont les journaux du XIXe siècle sont friands. L’auteur termine en même temps Bouvard et Pécuchet, mais ces récits, en plus d’être plus rapidement monnayables que ses grands romans, lui servent d’intermèdes quand le flot de l’écriture se fait poussif. Trois titres : « Un cœur simple », « La légende de saint Julien l’Hospitalier » et « Hérodias », dans cet ordre-là. Quel est le lien qui permet de les rassembler sous une même couverture ?

« Un cœur simple » raconte la vie d’une brave paysanne normande du XIXe siècle, Félicité, qui aime un homme, en est abandonnée, entre au service d’une veuve, Mme Aubain, s’attache à ses deux enfants, Paul et Virginie. À peine a-t-elle le temps d’apprendre un peu de catéchisme en accompagnant Virginie à son cours, que l’enfant est envoyée au pensionnat chez les Ursulines. Paul est lui aussi éloigné de la maison et rejoint un collège à Caen. Félicité reporte alors son amour sur son neveu qui embarque sur un paquebot pour un voyage dont il ne reviendra pas. Virginie meurt elle aussi d’une pneumonie. Félicité va ensuite s’attacher à un vieil homme auquel elle rend quelques services et qui possède un perroquet, Loulou. Le vieil homme meurt à son tour mais laisse Loulou en héritage à Félicité qui reporte sur l’oiseau tout son capital de tendresse. Elle devient sourde, mais la voix de Loulou est la seule qu’elle entend. Loulou meurt aussi, elle le fait empailler et continue à entendre à travers lui la voix de son neveu. Un des grands moments de la vie de Félicité est celui de la Fête-Dieu où elle décore le reposoir. Cette année-là, elle va offrir son Loulou empaillé et véreux, son bien le plus précieux, pour orner ce reposoir installé dans la cour de la maison. Félicité se meurt tandis que la procession s’approche. Une voisine porte Loulou, tout mité qu’il est, aux lèvres de Félicité. En exhalant son dernier soupire, la servante a l’éblouissante vision du Saint-Esprit qui lui apparaît sous la forme d’un gigantesque perroquet.

Avec « La Légende de saint Julien l’Hospitalier », Flaubert nous plonge dans la cour d’un noble seigneur du Moyen-Âge et de son épouse. Le couple a un fils, Julien. À sa naissance, sa mère a eu une vision selon laquelle il deviendrait un saint. Son père, pour sa part, a été averti en songe que le parcours de l’enfant serait plein de sang et de gloire. De fait, Julien est violent et doté d’un physique puissant. C’est un chasseur invétéré qui ne trouve satisfaction qu’après avoir abattu toute bête se trouvant sur son passage. Il vise un grand cerf en plein front. Mais celui-ci bondit vers lui pour lui annoncer qu’il tuerait son père et sa mère. Dès lors, Julien quitte le château et se porte mercenaire. Sa réputation de bravoure le précède, à tel point que l’empereur d’Occitanie lui donne sa fille en mariage. Un jour, ses parents vieillis, ruinés et fourbus arrivent à son château. Sa femme les reçoit et leur donne sa propre chambre. Julien, parti chasser, entre dans sa chambre et voit, à côté de celle qu’il prend pour sa femme, un homme dans son propre lit. Furieux, il tue son père et sa mère sans savoir qui ils sont. Désespéré, il va abandonner le luxe de sa vie passée, prendre son bâton de pèlerin et aider les autres, jusqu’à se poser au bord d’un fleuve où il se construit une cabane et une barque et devient passeur. Un jour un lépreux lui demande l’hospitalité. Il lui donne son lit et sa dernière nourriture, le réchauffe avec son corps. Le lépreux disparaît, Julien voit à sa place Jésus qui vient emporter vers le ciel le pécheur repenti qu’il est devenu.

« Hérodias » reprend un thème cher aux écrivains et artistes « décadents » contemporains de Flaubert. Il s’agit de la célèbre scène biblique où Salomé, fille d’Hérodias, danse pour Hérode une danse envoûtante à l’occasion de son anniversaire et réclame au tétrarque fasciné la tête de Saint Jean-Baptiste, ou Iaokannan, qu’il tient enfermé dans un trou sous terre. Hérodias est horrifiée par cet homme qui annonce l’arrivée du Très Haut et dénonce sa relation avec Hérode dont elle est la belle-sœur. Les deux hommes qui emportent la tête coupée de Iaokannan, livrée à Salomé sur un plateau, disent à son ami Phanuel : « Console-toi, il est descendu chez les morts pour annoncer le Christ. »

Il n’échappera pas au lecteur que ces trois contes embrassent près de deux mille ans de l’histoire de l’humanité, traversés à rebours du XIXe siècle chrétien de Flaubert au Moyen-Âge reflété dans les vitraux de la cathédrale de Rouen où l’auteur a découvert l’histoire de Saint Julien, à l’Antiquité hébraïque enfin, où la danse de Salomé, morceau d’anthologie de la littérature du XIXe, va permettre à travers l’exécution du Précurseur l’avènement de Jésus. Trois contes où la sainte Trinité se révèle sous ses trois aspects : le Père dans l’épisode antique, le Fils dans le récit médiéval et le Saint-Esprit dans l’histoire de Félicité. Dans ces pages concentrées, ciselées comme des morceaux d’orfèvrerie, Flaubert nous livre sans doute le sommet de son art, l’aboutissement de son œuvre, sans oublier de distiller au passage sa célèbre ironie. On ne peut qu’admirer, entre sourire et émotion, la transformation, dans « Un cœur simple », de l’Esprit-Saint, représenté dans les Écritures sous forme de colombe depuis son apparition au baptême de Jésus par Saint Jean, en un perroquet qui plus est empaillé ! Et comment ne pas lier ce perroquet, animal doté de parole automatique, répétitive, avec les langues de feu de la Pentecôte qui permirent aux disciples de Jésus de « parler en d’autres langues ».


Trois Contes de Gustave Flaubert, éditions Georges Charpentier, 1877.Trois contes. Existe-t-il titre plus générique ? Trois histoires courtes, que l’on pourrait appeler « nouvelles », façonnées par Flaubert à la fin de sa vie, alors qu’il a des problèmes d’argent, simplement parce que ce format convient à celui dont les journaux du XIXe siècle sont friands. L’auteur...

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